Il y avait déjà quelque temps que j’étais à nouveau célibataire, moi, la fleur bleue accro à l’amour. Aussi, lorsque j’ai rencontré Joël dans un bar du Vieux-Montréal, un grand brun qui correspondait en tous points à mon type d’homme, j’ai craqué pour lui. Violoniste de concert, il avait mille et une histoires palpitantes de tournées à raconter, et il les racontait avec brio. Bref, après deux mojitos et demi, j’étais déjà folle de lui.

Avais-je ENFIN rencontré le grand amour? Dans mon cercle d’amis, j’étais la seule à être encore célibataire à 34 ans. Tous étaient en couple, tous avaient des projets gros comme ça, ma meilleure amie était enceinte, et moi? Nada. Je ne semblais vivre que pour l’école et mes élèves, et je m’enfonçais dans une sorte de spirale où je travaillais de plus en plus pour combler non pas un vide, mais un abîme affectif. Cette rencontre-là, alors que sortir seule en boîte n’était pas dans mes habitudes, était sûrement un signe du destin.

Notre histoire a démarré lentement. Un peu trop même à mon goût. Joël disait vouloir me courtiser dans les règles de l’art, comme le grand romantique qu’il était. Il me faisait envoyer des roses à l’école, ce qui faisait l’envie de mes collègues. Il m’invitait à souper dans des restos ni chics ni chers, mais toujours pleins d’ambiance. Il me proposait des activités originales, telles que courir les antiquaires ou suivre un atelier culinaire. Était-ce trop beau pour être vrai? Peut-être bien… Avec le recul, je vois dans cette façon de faire la cour une excellente tactique d’hameçonnage, mais à l’époque, je nageais dans le bonheur, littéralement.

Après seulement trois mois de fréquentations et de parfaite harmonie, je l’invitai à emménager chez moi. Après tout, n’y passait-il pas déjà le plus clair de son temps?

Quand j’y repense, je me demande quelle mouche m’avait piquée… Je l’ignore encore. Me sachant cartésienne, mon entourage s’était inquiété. «Déjà?», avait commenté ma mère.

«Mais je n’ai plus de temps à perdre!, lui avais-je répondu. Et puis, tu devrais être contente, toi qui me souhaites depuis toujours un bon parti!»

Joël s’est donc installé chez moi avec sa douzaine de boîtes de carton. Un bien maigre avoir. Des livres, des partitions de musique et ses deux violons, des disques compacts de ses idoles, dont Yehudi Menuhin et Georges Enesco, des vêtements, mais curieusement, aucune photo, aucun souvenir de voyage. C’est comme s’il était pratiquement sans passé. Je lui en avais fait la remarque à la blague. Il m’avait dit être minimaliste. Ça m’arrangeait bien: je l’étais aussi.

Il avait entreposé ses meubles, m’avait-il expliqué, pour ne pas m’encombrer. On aviserait plus tard de ce qu’il en ferait. J’avais trouvé ça tellement délicat de sa part! D’ailleurs, je ne les avais même jamais vus, ses meubles, puisqu’il ne m’avait jamais invitée chez lui, prétextant habiter avec un coloc casse-pied.

«Notre quotidien baignait dans la musique classique. Tout un univers s’ouvrait à moi, et j’adorais ça.»

Notre vie à deux se déroula sans heurts pendant plusieurs semaines. Je le déposais aux studios de l’Orchestre symphonique le matin avec son instrument de pratique, et nous nous retrouvions le soir. Souvent, il avait acheté une bouteille de vin et préparé le souper. Notre quotidien baignait dans la musique classique. Tout un univers s’ouvrait à moi, et j’adorais ça.

La seule fausse note? Ma meilleure amie, elle, m’avait confié ne pas se sentir particulièrement à l’aise en sa présence. Il faut dire qu’un incident avait marqué leur première rencontre. Enceinte jusqu’aux yeux, Stéphanie était passée chez nous à l’heure de l’apéro. Tout en sirotant son eau minérale, elle avait révélé avoir un jour tâté de la guitare pour abandonner dès qu’elle avait réalisé — ô horreur! — que de la corne se formait sur la pulpe de ses doigts au contact des cordes. Elle avait ensuite voulu saisir la main gauche de Joël pour palper ses doigts, mais celui-ci avait prestement esquivé son geste. Il avait alors expliqué que ses mains étaient ce qu’il avait de plus précieux et qu’elles n’étaient pas matière à rigolade. Un ange était passé…

Puis il y eut d’autres incidents. J’étais peut-être aveuglée par l’amour, mais pas complètement déconnectée de la réalité. Par exemple, lorsque je proposais qu’on reçoive ses collègues musiciens à dîner, il refusait toujours, invoquant un prétexte ou un autre. Au début, je trouvais adorable qu’il me dise que nous étions tout l’un pour l’autre et que nous étions très bien dans notre bulle. N’empêche, mon homme devait bien avoir parents et amis, non? Or il ne parlait jamais vraiment de son entourage. Il ne téléphonait à personne. Il n’était invité à aucune activité sociale. Lorsque je le confrontais à ce sujet, il se justifiait invariablement en disant être un «loup solitaire».

Et puis un jour, n’écoutant que cette petite voix intérieure qui me disait «alerte, danger» depuis un petit moment déjà, mais que je refoulais, je pris congé du boulot et me présentai à l’Orchestre symphonique. Je demandai à voir Joël. «Premier violon, vous dites?», me demanda-t-on. «Taillefer. Joël Taillefer. Grand. Brun.» «Désolé, madame, mais il n’y a aucun violoniste ni même aucun musicien de ce nom chez nous.»

Allons donc, je le déposais là tous les matins depuis trois mois! J’allai au bureau des ressources humaines. Même réponse. C’est à ce moment-là que toutes les pièces du casse-tête se sont assemblées. Un passé nébuleux, peu de possessions, pas de parents, d’amis… J’ai pris peur. J’ai téléphoné à mon père, lui ai expliqué toute l’affaire, puis nous avons élaboré un plan.

J’ai donné rendez-vous à Joël dans un restaurant situé près de la maison, le soir même. Il fut surpris de m’y trouver en compagnie de mon père. Je lui racontai aussi calmement que possible ma petite visite à l’Orchestre et ma découverte. Il resta de marbre. Mon père lui a ensuite très clairement expliqué la suite des choses. Nous allions tous les trois rentrer chez moi, où il prendrait ses effets personnels sur-le-champ et sortirait à jamais de ma vie, sinon il aurait affaire à lui…

Ce qui fut décidé fut fait. Toujours impassible, Joël garda le silence tout en mettant en vitesse ses biens dans des sacs. J’exigeai des explications, je hurlai. Mais qui était-il à la fin? De quoi vivait-il vraiment? Pourquoi m’avait-il choisie, moi? À quoi tout cela rimait-il? Pourquoi cette comédie?

Joël est sorti de ma vie comme il y était entré: comme par magie. Je ne l’ai jamais revu depuis ce soir-là. Il ne m’a jamais donné signe de vie par la suite. Il a été et demeure un mystère absolu.

«Comment avais-je pu me laisser berner ainsi? Avais-je besoin d’amour au point d’en perdre toute perspicacité?»

Quant à moi, il m’a fallu plusieurs séances de psychothérapie pour me remettre de cette mésaventure, vécue comme une profonde humiliation. Je me suis sentie trahie et diminuée. Comment avais-je pu être aussi naïve? Comment avais-je pu me laisser berner ainsi? Avais-je besoin d’amour au point d’en perdre toute perspicacité? Tout jugement? Il faut croire que oui.

La fleur bleue que j’ai été n’existe plus, c’est clair. Tout doucement, j’ai réappris à faire confiance aux autres et à donner une nouvelle chance à l’amour. Il m’a fallu un certain temps pour y parvenir, mais j’ai réussi. À preuve, aujourd’hui je partage ma vie avec un homme merveilleux qui m’ouvre tout grand les portes de la sienne, et il n’a rien d’un mythomane.

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