Tout a commencé en avril 2016. Assise dans l’autobus avec ma copine, j’ai ressenti des tiraillements, semblables à des décharges électriques, dans le sein droit. Quelques semaines plus tard, les tissus autour de mon sein étaient devenus raides et denses, comme si j’avais plusieurs couches de peau. J’ai tenté de prendre un rendez-vous avec mon médecin de famille, mais il était absent pour deux mois. Je me suis rendue à l’urgence d’un hôpital réputé pour sa clinique du sein. Là-bas, on m’a dit que c’était sans doute un kyste et on m’a renvoyée chez moi, sans plus de cérémonie. Pourtant, la masse grossissait presque à vue d’oeil, et les douleurs se faisaient de plus en plus intenses. Après des tonnes de tests (pour la plupart passés au privé à mes frais), une partie de ping-pong entre les spécialistes et une rencontre avec un oncologue de renom, j’ai enfin pu voir mon médecin de famille au début d’août. J’étais paralysée depuis des mois par la douleur, qui me torturait le jour et me réveillait la nuit.

Assis en face de moi, malgré l’avis de l’oncologue qui croyait qu’il y avait matière à s’inquiéter, mon médecin a rejeté l’hypothèse du cancer. J’étais trop jeune, disait-il. Il n’y avait pas de cancer dans ma famille. Selon lui, inutile de s’en faire ou de passer davantage de tests. «Voyons, donc, c’est pas cancéreux, ça, ça bouge! Check! » Il s’est levé de sa chaise, s’est avancé vers moi, a agrippé mon sein douloureux et l’a secoué de gauche à droite pour prouver que la masse était mobile. J’ai retenu mes larmes et j’ai continué d’insister. Six jours plus tard, après une énième radiographie, on me diagnostiquait un carcinome canalaire infiltrant triple négatif – un cancer aussi rare qu’agressif.

J’avais 29 ans.

«Outre la douleur, le plus dur, c’était le manque d’autonomie. Je n’ai jamais aimé avoir le sentiment d’être un poids pour les autres.»

J’ai entamé six mois de chimiothérapie. Au début, c’était horrible. Puis, à force d’essais-erreurs, on a trouvé un bon cocktail de médicaments. Une réaction à l’un de mes traitements m’a envoyée à l’hôpital pour quelques jours. L’automne et l’hiver s’entremêlent dans ma tête, une procession interminable de rendez-vous, de tests, de traitements, de visites presque quotidiennes à l’hôpital. Heureusement, j’ai reçu de l’aide de diverses fondations qui prenaient en charge, entre autres, mes déplacements en taxi. Je ne sais pas comment je serais arrivée à traverser la ville d’ouest en est en transport en commun, plusieurs fois par semaine, à la merci des intempéries avec mon système immunitaire grandement fragilisé. Outre la douleur, le plus dur, c’était le manque d’autonomie. Je n’ai jamais aimé avoir le sentiment d’être un poids pour les autres. Sans parler de la fatigue, celle qu’on ressent jusqu’au creux de son squelette, si intense qu’on ne saurait l’expliquer. Mais au fil des mois, ma tumeur a rapetissé. Ma mastectomie aurait lieu début février.

Tout au long du processus, le personnel médical semblait réticent à l’idée de discuter de l’opération. J’étais pourtant curieuse, inquiète, et j’avais beaucoup de questions. Mais à défaut de m’expliquer le déroulement exact des choses, on s’est empressés de me parler de la reconstruction mammaire. L’oncologue m’a expliqué qu’ils allaient mettre des expandeurs pendant l’opération, histoire que ma peau soit déjà étirée au moment d’insérer les prothèses. Je lui ai dit que je n’en voulais pas. Je n’avais aucune envie de subir plus de chirurgies, d’avoir une convalescence plus longue, d’avoir des seins artificiels que je finirais peut-être par perdre, eux aussi, compte tenu des risques de récidive élevés de mon type de cancer. Ce n’était peut-être pas le choix le plus populaire, mais c’était le mien. Jamais je n’aurais cru qu’il me faudrait le défendre à ce point.

«Les années devant moi seraient-elles moins belles si je n’avais pas de seins? Mon bonheur et ma valeur étaient-ils conditionnels à deux bosses sur ma poitrine?»

Mon docteur a énormément insisté pour la reconstruction. J’étais jeune, disait-il, j’avais encore plusieurs belles années devant moi. Une affirmation assez simple, au fond, mais dont le sous-entendu me dégoûtait profondément. Les années devant moi seraient-elles moins belles si je n’avais pas de seins? Mon bonheur et ma valeur étaient-ils conditionnels à deux bosses sur ma poitrine? Devais-je comprendre que le fait d’être désirable primait sur ma santé, voire ma survie? Étais-je tenue de dissimuler toute trace de ma maladie, de mon histoire, pour continuer d’être esthétiquement convenable et sexualisée aux yeux des autres? Au fil de mes traitements, j’ai discuté avec de nombreuses femmes de ce choix si personnel que plusieurs d’entre elles n’avaient pas vraiment l’impression d’avoir. «Je dois me faire reconstruire, disaient-elles, ou mon mari ne m’aimera plus. Mes enfants vont me regarder de travers. Je n’oserai plus me mettre en maillot de bain. Tout le monde va savoir que j’ai été malade. Je ne serai plus vraiment femme. »

Si je respecte entièrement le choix de nombreuses femmes d’avoir recours à la reconstruction mammaire, je sais pour l’avoir vécu qu’on nous propose l’intervention pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la santé. On nous la vend comme si c’était génial. « Hourra, on va te faire une liposuccion du ventre pour refaire ta poitrine. Tu peux même choisir d’avoir de beaucoup plus gros seins qu’avant. Que dirais-tu d’un petit redrapage?» On veut nous reconstruire, comme si une femme sans seins était incomplète. On tient pour acquis que notre amour-propre passe forcément par la sexualisation de notre corps. Par son acceptabilité dans le regard des autres. Comme si le corps d’une femme ne lui appartenait finalement jamais, on lui impose de se conformer à nos attentes, peu importe qu’il vienne de donner la vie ou de faire face à la mort.

Je suis reconnaissante d’être qui je suis et d’avoir une amoureuse qui partage mes valeurs. Près de deux mois après ma mastectomie, je suis pleine d’énergie et j’ai la tête pleine de projets. Je suis habitée d’une nouvelle impatience de vivre, comme pour reprendre le temps perdu ou agripper à deux mains celui qu’il me reste. Les mois de repos forcé m’ont donné l’occasion de réfléchir et de retrouver ma créativité. La maladie m’a poussée à me réorienter du tout au tout, car je ne pourrai plus reprendre mon emploi d’avant. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se dresse devant moi, mais j’ai sincèrement hâte de le découvrir. Vivre dans la peur, la mienne comme celle de mes proches, m’a permis de découvrir en moi une sérénité dont j’ignorais l’existence. J’ai appris à accepter l’aide de ceux qui m’aiment. Je tiens plus que jamais à mon corps; je l’apprivoise doucement et le protège farouchement. Il est parfait, et mes cicatrices sont belles. Ma silhouette est unique, et j’en suis fière.

Hier, j’ai fêté mes 30 ans. Devant moi, une belle page blanche.