C’était au printemps 2013. Je venais de terminer ma session à l’université et je me remettais au même moment d’une peine d’amour. Voyager dans un pays exotique, loin de mon petit traintrain, me semblait un bon remède contre le cafard. Azra, une amie d’origine turque, m’avait déjà parlé d’Istanbul. La famille de son mari, Serhat, était propriétaire d’un hôtel au cœur de la ville, et elle acceptait de m’héberger gratuitement. Cette proposition ne pouvait pas mieux tomber.

Quelques semaines avant mon départ, j’ai entendu aux nouvelles qu’il y avait des manifestations à Istanbul. Des citoyens dénonçaient le projet du gouvernement de raser le parc Gezi, un des seuls espaces verts de la ville, pour y construire un centre commercial. En peu de temps, c’est devenu un véritable mouvement social: les contestataires campaient dans le parc, malgré la police qui tentait de les chasser. La veille de mon départ, j’ai vu à la télé des milliers de personnes descendre dans la rue. C’est là que j’ai commencé à m’inquiéter: je partais seule, et mon hôtel était situé près de la zone névralgique. Qu’allais-je faire dans une ville en pleine révolte? Hélas, il était trop tard pour annuler mon voyage. Quelques heures avant de prendre l’avion, Serhat m’a téléphoné: «C’est le chaos à Istanbul! Mon copain Tarik va te cueillir à l’aéroport. C’est un musicien. Il habite Kadiköy, un quartier où c’est plus tranquille. Tu vas pouvoir rester chez lui, le temps que ça se calme.»

J’ai donc été accueillie à l’aéroport par un bel homme aux cheveux et à la moustache foncés. «Bienvenue chez nous», m’a-t-il lancé dans un anglais terrible, d’un air un peu gêné. «Laissez-moi vous aider», me dit-il en empoignant d’une seule main mon lourd bagage. J’avais affaire à un timide, peut-être, mais aussi à un gentleman.

Nous avons sauté dans un bus, et Tarik m’a conduite sur une terrasse ensoleillée, à l’abri du tumulte. C’est en commandant mon premier café turc que j’ai accusé le choc: j’étais à Istanbul, à la frontière de l’Europe et de l’Asie, une ville abritant tant de trésors et de secrets. Il y avait aussi mon hôte, charmant et affable, qui s’intéressait à mon coin de pays et qui me décrivait le sien avec enthousiasme. Même si je perdais des mots à cause de son accent, je sentais que le courant passait entre nous. Je le trouvais cultivé, bien élevé et très différent des Québécois. 

Ce n’est que le lendemain que j’ai réalisé l’ampleur de la crise turque. Tarik et moi avons pris le bateau pour traverser le Bosphore afin de nous rendre à l’hôtel de la famille de Serhat. Au-dessus de la ville planait un nuage noir. En débarquant du bateau, j’ai vu des gens distribuer des masques à gaz.
«Dans la rue, des passants avaient le visage couvert de poudre blanche, d’autres, le front en sang. Pour la première fois, j’ai eu très peur. En même temps, je me sentais en sécurité auprès de Tarik. Son calme et sa voix assurée m’apaisaient.»

Nous nous sommes dirigés vers l’hôtel, sous le bruit des sirènes et des explosions. Les policiers balançaient des bombes lacrymogènes. Dans la rue, des passants avaient le visage couvert de poudre blanche, d’autres, le front en sang. Pour la première fois, j’ai eu très peur. En même temps, je me sentais en sécurité auprès de Tarik. Son calme et sa voix assurée m’apaisaient.

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Nous avons passé l’après-midi
 à l’hôtel avec la famille de Serhat.
 Des manifestants s’étaient réfu-
giés dans le bâtiment, et des mé-
decins y soignaient les blessés
 ensanglantés. Nous n’osions pas
 sortir dans la rue. Plus la journée
 avançait, plus les affrontements
 devenaient violents. Tarik, qui
 est kurde, était bouleversé par les événements, car son peuple est aussi très opprimé en Turquie. Quand il me faisait part de son indignation, je le trouvais brillant, sensible et, surtout, humain.

Tard dans la nuit, nous avons décidé de rentrer à Kadiköy. Dehors, il y avait un brouillard opaque. Les rues étaient jonchées d’éclats de verre, les gens couraient dans tous les sens. C’était le chaos. Mes yeux et mes poumons brûlaient à cause des gaz. Nous avons chacun mis un foulard sur notre visage et nous nous sommes mis à courir en direction du Bosphore, pour reprendre le bateau. Tarik me tenait fermement par la main. Mon cœur battait la chamade en même temps que j’étais frappée par une certitude: j’étais venue en Turquie pour partager ces instants-là avec lui…

Finalement, je n’ai jamais dormi à l’hôtel des cinq semaines qu’a duré mon voyage. Je suis restée tous les jours avec mon ange gardien. Je le suivais en studio, où lui et ses amis enregistraient une chanson en appui aux manifestants. En après-midi, nous allions au parc Gezi où il régnait une ambiance plus calme et festive. Les contestataires jouaient de la musique sous leur tente. Je me suis mise à sympathiser avec ces gens et à adhérer tranquillement à leurs revendications.

«Jamais je n’avais ressenti un tel attrait pour une culture et pour quelqu’un.»

Au bout d’une semaine, les manifestations se sont apaisées, ce qui a permis à Tarik de me faire découvrir sa ville. Jamais je n’avais ressenti un tel attrait pour une culture et pour quelqu’un. C’est d’ailleurs lors d’une longue promenade dans les jardins du merveilleux palais de Topkapi que nous nous sommes embrassés pour la première fois. «C’est l’homme que j’ai toujours voulu… Dommage qu’il n’habite pas à Montréal», me suis-je dit durant cet instant magique.

J’étais en Turquie, en train de tomber amoureuse. Tarik et moi partagions des moments intenses. Nous nous sentions soudés l’un à l’autre. Aussi avons-nous parlé rapidement de vivre ensemble, voire de nous marier.

Lorsque je suis revenue à Montréal, que j’ai annoncé à mes proches que j’avais rencontré mon prince charmant à Istanbul et que j’y retournais dans trois semaines pour l’épouser, certains ont cru que j’étais devenue folle. Heureusement, mes vrais amis et ma famille m’ont fait confiance. Mes parents, qui ont toujours été très ouverts, ont même décidé de faire le voyage avec moi. Eux aussi ont eu un coup de foudre pour la Turquie et pour celui qui allait devenir mon mari. J’avais informé Tarik que je voulais un petit mariage. Finalement, ce sont 200 personnes – que je ne connaissais pas! – qui ont assisté à nos noces.

J’ai toujours été une fille plutôt terre à terre, avec une idée précise de ce que serait mon existence avant de rencontrer Tarik. Je réalise que l’on contrôle peu de choses et qu’il vaut mieux accepter les détours du destin. Aujourd’hui, mon mari habite avec moi, à Montréal, et c’est à son tour de découvrir mon univers. Il y a quelques mois, nous avons accueilli dans notre vie la petite Seda. Brune aux yeux bleus, elle est l’union parfaite de notre amour et de nos deux cultures.

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