C’était au printemps, il y a quelques années. J’étais en train de terminer mon baccalauréat et j’avais prévu rester toute la journée à la maison pour étudier. Il fallait que je me prépare pour les examens de fin de session. Au début de l’après-midi, mon père m’a fait une visite-surprise. Il m’apportait des obligations d’épargne que mon grand-père m’offrait en cadeau et me proposait d’aller tout de suite les encaisser à la banque de mon village natal, située à une demi-heure de chez moi. Prendre une petite pause et un peu d’air frais n’allait certainement pas me nuire, me suis-je dit, et nous sommes partis.

À notre arrivée, la banque était quasi déserte. Pendant que mon père m’attendait dehors, je suis passée à l’une des caisses. Je discutais depuis quelques secondes avec l’employée qui était de l’autre côté du comptoir, quand j’ai senti la présence de quelqu’un derrière moi. Quelqu’un qui était trop près. J’ai sursauté. Je me suis retournée et… j’ai cru rêver. Deux hommes étaient là, cagoulés et habillés en noir. Ils ont hurlé: «C’est un hold-up! Tout le monde à terre!» Dans le feu de l’action, j’ai vu qu’ils étaient armés et j’ai cru distinguer qu’ils tenaient des revolvers.

 

Prise d’un drôle de vertige devant l’agressivité qui perçait dans leurs voix, je me suis jetée sur le sol à toute vitesse et j’ai cherché à me cacher. À quelques mètres, il y avait une aire de jeux pour les petits. Par chance, elle était inoccupée à cet instant; aucun enfant n’était présent. Mue par l’adrénaline, j’ai rampé jusque sous une minuscule table où je me suis recroquevillée, les deux bras posés sur ma tête. Mon coeur battait à tout rompre. Je n’avais jamais rien vécu d’aussi angoissant. J’avais l’impression de n’avoir plus le moindre contrôle sur mon existence, d’être littéralement à la merci de ces deux voyous. Je ne pensais qu’à une chose: retrouver mon père, que je savais heureusement en sécurité, à l’extérieur. Cela m’aidait à conserver mon sang-froid. D’une certaine façon, tant qu’il était là, il me semblait que je n’étais pas complètement seule…

De mon abri de fortune, j’ai suivi la scène attentivement et bien observé la physionomie des voleurs. L’un était grand et mince. L’autre était plus petit et portait des espadrilles blanches. Le premier a sauté par-dessus le comptoir en criant à la préposée: «Donne-moi le cash, donne-moi le cash!» On se serait cru au cinéma. Tandis qu’elle lui ouvrait un à un les tiroirs-caisses, il remplissait un grand sac à dos de billets de banque. L’autre faisait le guet. Puis, presque aussi rapidement qu’ils avaient surgi parmi nous, ils se sont enfuis. Au total, le braquage a duré à peine une minute. Je me suis extirpée de ma cachette improvisée dès qu’ils ont été hors de vue. J’ai observé ce qui se passait autour de moi. Mon père, inquiet, accourait sur les lieux. Une des clientes faisait une crise d’hystérie: elle pleurait, criait et tremblait sans pouvoir s’arrêter. La préposée aussi était en larmes. De mon côté, je ne pleurais pas. J’étais assommée, mais je maîtrisais mes émotions. Il faut dire qu’à mes côtés, mon père faisait preuve d’un très grand calme et que cela m’apaisait beaucoup.

Quelques minutes plus tard, des policiers sont arrivés. Après avoir recueilli les renseignements et regardé les bandes vidéo, ils nous ont informés que les armes des voleurs n’étaient en fait que des bombes aérosol de poivre de Cayenne. Ouf! Quel soulagement! Cette précision m’a confirmé que les braqueurs n’étaient probablement que des jeunes qui ne savaient pas réellement ce qu’ils faisaient et que, finalement, rien de fatal n’aurait vraiment pu m’arriver. N’empêche, ce que je venais de vivre était très grave. Ce n’est qu’en début de soirée, lorsqu’on nous a enfin laissés partir, que j’en ai réellement pris conscience. L’adrénaline retombée, j’ai pleuré un bon coup.

Mes sentiments étaient partagés: j’étais heureuse de m’en être sortie indemne, mais en colère contre ceux qui avaient osé nous menacer. Je ne pouvais pas admettre qu’on puisse commettre un acte d’une telle violence… Ce soir-là, je suis restée avec mes parents, qui m’ont prise dans leurs bras, soutenue et consolée.

J’ai de la chance: je suis une fille très rationnelle et je sais faire la part des choses. Je comprenais que la violence des menaces n’était pas dirigée contre moi. Alors, j’ai su retomber sur mes pattes, et vite. Plutôt que de ruminer ma colère encore et encore, je l’ai mise de côté, sans difficulté, comme si je la rangeais dans un tiroir. Après tout, j’avais encore plusieurs examens à passer, un bac à obtenir et une carrière à commencer dans les semaines à venir! Le lendemain, ma vie reprenait son cours effréné, et je tournais déjà la page sur cet épisode sordide. C’est du moins ce que je croyais.

Trois mois plus tard, les vacances d’été battaient leur plein, et j’étais à nouveau de passage dans mon village pour quelques jours. Un soir, je suis allée faire un tour au dépanneur avant de me rendre chez mon copain. Alors que je me préparais à passer à la caisse, j’ai aperçu du coin de l’oeil deux garçons qui me tournaient le dos. Dès que j’ai entendu leurs voix, mon coeur s’est emballé. C’était comme si mon corps essayait de m’envoyer un signal d’alarme. Je ne comprenais pas pourquoi, mais je me sentais paniquer. Puis, tout à coup, c’est devenu très clair. Ce débit, ce ton, cette élocution… Je les reconnaissais. Mine de rien, je me suis déplacée de façon à mieux voir les deux clients. Ils devaient être au début de la vingtaine. L’un était grand et mince, l’autre plus petit. Pas de doute possible, c’étaient les deux auteurs du hold-up. J’en avais l’intime conviction. Mes mains se sont mises à trembler violemment. J’ai noté la façon dont ils étaient habillés: le second portait les mêmes jeans larges et les mêmes espadrilles blanches que lors du braquage. Je n’arrivais plus à détacher mon regard d’eux. Me reconnaissaient-ils aussi? Pas du tout! Ils ne se souciaient pas de moi le moins du monde et paraissaient si détendus que je n’ai pas pensé un instant qu’ils s’apprêtaient à commettre un nouveau vol dans ce dépanneur.

Tout en les dévisageant, je me suis souvenue très clairement de toute la peur qui m’habitait alors que j’étais tapie sous la petite table, impuissante. D’un seul coup, la rage et l’envie de me venger m’ont envahie. J’aurais voulu les affronter, les engueuler, leur dire que je les reconnaissais et que je les ferais arrêter, mais je me suis contrôlée. Je les ai regardés droit dans les yeux lorsqu’ils m’ont fait face, juste avant de se diriger vers la sortie. Ils se sont éloignés tranquillement. J’ai attendu quelques secondes, puis je suis sortie à mon tour. À leurs trousses.

Je voulais qu’ils paient pour leur crime. Je tenais absolument à les empêcher de faire subir la même chose à d’autres. J’étais poussée par une énergie étrange qui me rendait plus forte qu’eux. Je les avais démasqués. Ils ne me faisaient plus peur. Je les ai suivis jusqu’à leur voiture, en faisant bien attention qu’ils ne me voient pas, et j’ai noté leur numéro de plaque d’immatriculation sur un petit bout de papier. Puis, je suis rentrée dans le dépanneur et j’ai demandé au commis de conserver les bandes vidéo de la caméra de sécurité. Le lendemain matin, j’ai téléphoné aux enquêteurs qui m’avaient interrogée trois mois auparavant pour leur donner les nouvelles informations que je venais de recueillir.

Ils ne m’ont jamais recontactée, et je n’ai jamais su s’ils avaient fini par attraper les deux voleurs. Peut-être que les policiers sont tenus à la confidentialité professionnelle. Peut-être aussi qu’ils n’ont jamais réussi à prouver la culpabilité de ces deux hommes. De mon côté, je n’ai pas non plus cherché à connaître le dénouement de l’histoire. Même si, encore aujourd’hui, je mettrais ma main au feu que ces deux clients du dépanneur étaient bel et bien les bandits qui nous avaient assaillis, j’ai lâché prise. Depuis le jour où je leur ai fait face, je n’ai jamais ressenti la moindre crainte à l’idée de retourner à la banque où c’était arrivé. En les revoyant, en les reconnaissant et en les dénonçant, j’ai eu le sentiment (légitime ou non) de m’être vengée. Et c’était vraiment tout ce dont j’avais besoin.

 

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