J’ai passé la moitié de ma vie à boire en cachette. Ça peut paraître incroyable, mais c’est la stricte vérité. Personne ne l’a jamais su, ni ma famille, ni mes collègues, ni même Paul, mon mari. D’ailleurs, il tomberait de sa chaise s’il apprenait la vérité. «Josyane? Elle boit à peine un verre, et seulement la fin de semaine!» S’il savait… S’il savait que durant de longues années, tous les matins, dès que j’ouvrais un oeil, je ne pensais qu’à une chose: boire, boire et boire encore. Je me disais: «J’arrêterai quand je le voudrai. » Tu parles, j’avais la tête complètement enfouie dans le sable. Il a fallu que j’arrive à l’âge de la retraite pour qu’enfin je me décide.

J’ai commencé à boire du vin vers l’âge de 20 ans. Le problème, c’est que j’ai immédiatement ressenti une passion pour cette boisson. Tout m’a plu d’elle: son goût, si différent d’un cépage à l’autre, mais aussi le rituel qui s’y rattache. On se sert un verre pour fêter une bonne nouvelle, se remonter le moral ou savourer un moment de plénitude… Très vite, j’ai multiplié les occasions de déboucher une bouteille de rouge. Je buvais dans ma baignoire à remous, en revenant d’une partie de golf, ou après une journée difficile. Un verre en appelait un autre, et je vidais la bouteille d’une traite. Puis, j’en ouvrais une deuxième…

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Quiconque me connaît aurait pu prévoir ce genre de comportement. Je suis une fille extrême, pas facile à modérer. Tout ce que je fais, je le fais à fond. Quand j’aime, j’aime. Quand on trahit ma confiance, je ne laisse jamais une seconde chance. Dans les sports, c’est pareil. Rien ne m’arrête. Un hiver, j’ai gravi 150 fois la montagne qui est derrière chez moi, malgré les tempêtes et les températures de – 30 °C. Parfois, je me dis que c’est un peu malheureux d’être aussi jusqu’au-boutiste, mais je suis faite ainsi. Alors, logiquement, lorsque j’ai commencé à boire, je n’ai pas fait dans la demi-mesure.

 

Les premières années, j’ai consommé fréquemment, mais pas tous les jours. C’est quand je me suis installée avec Paul que les choses ont commencé à sérieusement déraper. Devant lui, je faisais attention: je ne sirotais qu’un petit verre de temps en temps, je jouais la fille détachée. Mais dès qu’il avait le dos tourné, c’était autre chose. Paul travaillait de nuit et allait chaque soir se coucher à 19 h tapant. Je me retrouvais alors seule, avec la télé pour unique compagne, m’ennuyant ferme. C’est ainsi que j’ai commencé à boire, pour passer le temps. Semaine après semaine, c’est devenu habituel, puis carrément systématique. Aussitôt que Paul partait dormir, j’allais chercher ma bouteille. J’étais assoiffée et fébrile, persuadée que je ne pourrais pas tenir une minute de plus sans boire. Un verre à la main, ma bouteille à mes pieds, je m’enfonçais, béate, dans mon canapé. Les images de la télé devenaient floues, les sons, lointains et cotonneux. J’étais soule. Complètement soule. Et ces nuits d’ivresse se sont répétées tous les soirs, presque sans exception.

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Rapidement, ma vie entière n’a plus tourné qu’autour de la boisson. Je passais mon temps à échafauder des plans pour boire sans être vue. Mon emploi du temps était planifié, chronométré. Je prenais soin d’acheter mes bouteilles dans des SAQ variées. J’étais capable de parcourir des kilomètres pour éviter de devenir une alcoolique notoire aux yeux des caissières. Revenue à la maison, je cachais le vin un peu partout: sous mes vêtements, dans mes boîtes à chaussures… Évidemment, je ne choisissais jamais de bouteilles avec un bouchon en liège: pour ne pas réveiller Paul, il fallait à tout prix éviter le «pop». Combien de fois ai-je béni l’invention du bouchon dévissable! Le matin, j’allais jeter les bouteilles vides dans différentes poubelles de la ville.

À mon travail (en administration), j’ai toujours donné le change. Il faut dire que je tenais très bien l’alcool. J’arrivais bien sûr certains matins avec une tête défaite, mais je prétextais souffrir de violentes migraines, et comme je faisais correctement mon boulot, je n’ai jamais attiré l’attention. Quant aux membres de ma famille, je les voyais peu et je ne buvais en leur présence qu’un petit verre, raisonnablement. J’étais dans le contrôle permanent.

Le plus incroyable de tout, c’est que jamais Paul ne s’est relevé de son lit et ne m’a surprise en flagrant délit. Le matin, il partait à 4 h, pendant que je cuvais mon alcool dans mon sommeil. L’odeur? J’ai eu, si on peut dire, de la chance: Paul n’a pas un odorat très développé. Quand j’avais mauvaise mine, j’inventais des problèmes liés à mon travail. Je lui disais que mon chef m’en demandait trop. Et ça marchait. Jamais, heureusement, il ne m’a vue tituber pour aller à la douche, trembler à cause du manque d’alcool ou m’écrouler en pleurant, complètement à bout parce que je ne maîtrisais plus la situation. Lorsque j’en arrivais là, je me disais: «Cette fois, il faut que ça s’arrête! » Mais le jour suivant, 19 h arrivait, Paul allait se coucher, et un immense sentiment de solitude m’envahissait de nouveau. Mon envie de dévisser le bouchon revenait.

Puis, l’année de ma retraite est arrivée. Paul et moi, on avait choisi de la prendre tous les deux au même moment, à 54 ans. J’avais bien l’intention de me mettre au taïchi, de faire du ski et de m’inscrire à des tournois de golf. Mais je réalisais que, à tous les moments de ma nouvelle vie, mon mari allait systématiquement être à mes côtés. Ne travaillant plus, il n’aurait plus besoin de se coucher tôt, et on passerait désormais toutes nos soirées ensemble. Comment allais-je arriver à siffler mes bouteilles tranquillement? Rien que d’y penser, j’avais des sueurs froides. Un soir, bizarrement, je suis allée me coucher sans avoir bu une goutte. Le lendemain, je ne suis pas rentrée au travail. J’ai réfléchi une bonne partie de la journée. J’avais six mois devant moi pour me préparer à la retraite. Cette fois, il fallait que les choses changent vraiment.

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Ma plus grande source d’angoisse, c’était l’idée d’avoir des crises de manque accompagnées de symptômes physiques. J’avais aussi peur que, sans alcool, ma vie devienne plate et sans intérêt. Bref, pour m’en sortir une fois pour toutes, j’avais besoin d’outils concrets. J’ai trouvé les coordonnées d’une association d’alcooliques anonymes hors de ma ville et j’ai pris un rendez-vous. Ce soir-là, je me suis couchée sobre de nouveau, mais très calme et sereine.

À l’association, j’ai rencontré d’autres alcooliques qui buvaient comme moi depuis des années. Ça m’a fait un bien fou de voir que je n’étais pas seule; que ces gens aussi cachaient leurs bouteilles dans leurs placards et mentaient à leur entourage. Ils m’ont appris leurs trucs pour ne pas céder à la tentation, comme sortir le plus souvent possible, même pour aller prendre un café… Décrocher a été dur, mais à partir du moment où il ne m’a plus été possible de reculer, les choses se sont plutôt bien enchaînées. Durant le sevrage, dès que j’avais des sautes d’humeur, je sortais dehors. Tout plutôt que de rester seule avec l’envie de boire qui m’assaillait.

Ça fait maintenant quatre ans que je ne consomme plus une goutte d’alcool. C’est ma petite victoire secrète, mon indicible fierté. Physiquement, je suis transformée. Je suis moins cernée, moins boursouflée, j’ai des couleurs, et surtout, je souris tout le temps. J’ai aussi une énergie folle. Le matin, je me lève comme un ressort, moi qui, avant, peinais souvent à poser un pied par terre. Mon mari pense que c’est l’effet de la retraite… Car je ne lui ai jamais avoué que j’ai été alcoolique pendant des années. Je me sens trop coupable de lui avoir menti tout ce temps. Un jour peut-être en aurai-je le cran…

En attendant, je prends le temps de regarder le ciel, les arbres, d’écouter les oiseaux, d’admirer les couchers de soleil. Je relis des livres que j’avais déjà lus soule et dont il ne me restait aucun souvenir. Je me suis même remise à chanter à tue-tête dans ma voiture. Alors, plate, ma vie sans la boisson? Oh que non!

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