Je suis le troisième d’une famille de 14 enfants. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été un petit garçon très efféminé. Enfant, je préférais les poupées aux jeux de guerre; je promenais mes «bébés» dans un carrosse, je les cajolais, je les nourrissais. Rien de bien masculin! Inutile de dire que mon comportement ne plaisait guère à mes parents. Puis, il y a eu ce fâcheux incident qui s’est révélé marquant pour moi. Ça s’est passé en pleine réunion de famille, quand j’avais quatre ans. Mon père s’amusait et disait vouloir montrer à tout le monde à quel point j’avais l’air d’une petite fille. Il m’a alors mis de force la robe d’une de mes soeurs.

J’avais beau me débattre, rien n’y faisait. Je pense qu’il n’a pas mesuré l’ampleur de l’humiliation que j’ai ressentie devant mes frères et mes soeurs qui riaient de moi… Je me suis réfugié dans un placard pendant des heures et j’ai pleuré, en silence. À partir de ce moment-là, je ne me suis plus permis d’être moi-même, c’est-à-dire de donner libre cours à ma nature féminine.

Durant toute mon enfance et mon adolescence, j’étais fasciné par les filles. Je les enviais de porter des robes et des dentelles. J’aurais tant aimé, moi aussi, avoir les cheveux longs pour me faire de belles coiffures. Jeune adulte, je portais à l’occasion des vêtements féminins… en cachette. Chaque fois, ça m’apaisait. À l’époque, j’en ai conclu que c’était parce que j’avais besoin d’une femme dans ma vie…

À 29 ans, je me suis marié avec Diane. Notre union a duré 31 ans. Nous avons eu trois beaux enfants, deux filles et un garçon. Tout ça n’a pourtant rien changé à mon désir de m’habiller en femme. Encore plus que du désir, il s’agissait d’un besoin réel. Pour l’assouvir, je partais chaque année à la chasse avec mon frère, mais je m’arrangeais pour prolonger mon séjour d’une semaine, sans lui.

C’est là – au fin fond des forêts d’Abitibi – que je me permettais enfin de vivre en femme. Seul dans le camp de chasse, j’ouvrais le double fond de ma valise et j’étalais tous mes secrets sur le lit de camp: jupes, blouses, sous-vêtements, crèmes, maquillage, perruque, souliers à talons hauts… Un vrai bonheur! Une fois rentré à la maison, je redevenais Maurice et je vaquais à mes occupations familiales, professionnelles et sociales comme si de rien n’était.

Absolument personne ne se doutait de mon combat intérieur. J’avoue toutefois que certains détails – dont mon penchant pour la couture – en étonnaient plus d’un. Toute ma fantaisie féminine s’exprimait dans ce hobby. Faute de pouvoir ouvertement coudre des robes pour moi-même (je le faisais parfois, mais en cachette), j’en confectionnais pour Diane et mes filles. Malgré tout, un sentiment de mal-être m’habitait en permanence. Je me sentais souvent triste, frustré, mal dans ma peau. J’ai alors commencé une thérapie pour comprendre ce qui me grugeait.

À 46 ans, j’ai eu le choc de ma vie en découvrant que j’étais transsexuelle. Quelques années de thérapie m’ont amenée à comprendre que j’étais une femme emprisonnée dans un corps d’homme, et ce, depuis ma naissance! Ce que les gens avaient perçu de moi jusque-là n’était pas la réalité. Ce constat s’est avéré libérateur, mais pas pendant très longtemps car, pour être enfin heureuse, je n’avais pas d’autre choix que de vivre ma vie de femme dans un corps de femme! En théorie, c’est merveilleux mais, en pratique, la route est longue et le saut, énorme… Première étape: l’annoncer à Diane, puis à mes enfants, ce qui me semblait absolument impossible, une épreuve insurmontable. J’ai d’ailleurs mis 14 ans avant d’y arriver! Quatorze longues années à chercher les mots, la manière, le bon moment, le courage…

Une fois que tous mes enfants ont été partis de la maison, je me suis enfin choisie. C’était en 2002, j’avais 60 ans. J’ai d’abord quitté Diane, et je me suis installée à la campagne. Dès lors, j’ai commencé à m’habiller en femme de plus en plus souvent, mais j’étais encore anxieuse parce que ni Diane ni mes enfants ne connaissaient la vérité. Et j’avais peur qu’ils ne la découvrent en me surprenant ainsi vêtue. J’ai alors décidé de leur écrire une très longue lettre pour tout leur expliquer. J’ai ensuite réuni mes enfants en leur donnant chacun une copie de cette lettre, qu’ils ont lue en ma présence. Évidemment, ma «sortie du placard» a eu l’effet d’une bombe.

Nous avons tellement pleuré. Je sais que cette révélation a été très difficile pour eux, mais ils m’ont quand même entourée et m’ont assurée qu’ils me respecteraient et m’aimeraient malgré tout, peu importe ce que je ferais ou serais…

Dès lors, les multiples étapes de ma transformation se sont succédé.J’ai rapidement procédé au changement de prénom: exit Maurice, place à la douceur de Madeleine! À partir de ce moment-là, mes talents de couturière ont servi à me gâter et à me confectionner toutes les robes dont j’avais toujours rêvé. Avec empressement, j’ai simultanément amorcé des traitements d’électrolyse et d’hormonothérapie.Au fil des jours, ma peau devenait plus douce, les traits de mon visage s’affinaient, ma voix changeait. Bref, je me sentais renaître! En 2004, j’ai subi une vaginoplastie, souvent qualifiée de grande opération. Résumée simplement, il s’agit de la confection d’un vagin à partir d’un sexe masculin. Cette opération a été le plus beau cadeau de ma vie! Il y a quelques mois, j’ai enfin complété la série d’interventions par une augmentation mammaire…

Même si j’ai vraiment l’air d’une femme, je ne cache pas ma transsexualité. Les gens me demandent souvent si je regrette d’avoir subi cette transformation. Ma réponse est sans équivoque: non! Au contraire, je ne me suis jamais sentie aussi bien dans ma peau. Mon seul regret, c’est de ne pas avoir pu vivre ma vie entière en tant que femme… ce que j’ai pourtant toujours été. Certains transsexuels plus jeunes que moi ont la chance d’avoir des parents ouverts et attentifs, qui détectent très tôt le profond mal-être de leurs enfants. Dans ces cas-là, la transformation peut avoir lieu dès l’adolescence; imaginez alors à quel point la vie de ces jeunes est différente de celle que j’ai vécue!

Bien que mes enfants m’acceptent comme je suis, je sens qu’il nous reste encore du chemin à faire. Ils continuent de m’appeler papa, alors que je suis Madeleine jusqu’au bout des doigts. Je comprends leur point de vue, sachant bien que, pour eux, je serai toujours leur père. Quant à Diane, elle et moi ne nous sommes jamais reparlé, malgré plusieurs tentatives de ma part. Elle refuse catégoriquement de me voir en femme. Je comprends que ça puisse être très difficile pour elle, mais il n’en demeure pas moins qu’elle me manque.

En ce qui concerne les autres membres de ma famille, c’est-à-dire mes frères et mes soeurs, c’est le fiasco total. Certains d’entre eux me fuient, m’évitent, me renient… Cette résistance me blesse et m’attriste profondément. J’ai essayé de leur parler, de m’expliquer, mais leurs préjugés les empêchent de me regarder et de m’entendre. Eux aussi me manquent terriblement. En revanche, j’ai la chance d’avoir des amis qui m’aiment et m’acceptent comme je suis.

Si j’ai décidé de raconter mon histoire, c’est parce que la transsexualité est encore taboue et qu’elle fait l’objet de plusieurs fausses croyances. J’aimerais que les gens comprennent, une fois pour toutes, qu’il ne s’agit pas d’une maladie mentale et que ça n’a rien à voir avec l’homosexualité ni avec le travestisme. On ne devient pas transsexuelle, on naît transsexuelle. J’ai été victime d’une erreur de la nature: je suis née dans un corps d’homme… alors que je suis une femme. Pour comprendre l’ampleur de ce drame, faites l’effort mental – ne serait-ce que quelques minutes – de vous imaginer dans le corps d’une personne de l’autre sexe, et ce, pour toujours. C’est invivable. Une vraie catastrophe!

Aujourd’hui, je peux dire avec fierté que je suis enfin moi-même: une femme. Bien que la solitude me pèse parfois, je me sens bien, belle, tellement paisible et sereine. Je mène une vie qui me ressemble, je suis plus active que jamais. Je fais beaucoup de bénévolat, je peins, je joue du piano et j’écris. Je me suis libérée d’un carcan qui m’empêchait de vivre. Je refuse d’être ce que les autres veulent que je sois. Je veux exister pour moi. Être ce que je suis, sans compromis.

PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLÈNE BÉLANGER-MARTIN