Il a changé ma façon d’enseigner

Je me souviens d’un élève qui a changé ma façon d’enseigner, alors que je travaillais sur la Rive-Sud de Montréal. Son frère était passé en sixième année l’année précédente: c’était un premier de classe, un leader, toujours à son affaire. Pour éviter la comparaison, on avait placé Julien dans ma classe. C’est difficile à expliquer, mais Julien était «en marge». Un peu rebelle. Il respectait les règles, mais arrivait toujours à trouver la faille dans mes explications. Je me souviens qu’on étudiait la toile Le cri, de Monk, où un personnage émacié se tient le visage en criant. J’ai demandé aux élèves de dessiner leur représentation du Cri. Julien m’a remis un bonhomme sourire avec la bouche ouverte. Ce n’était pas ce que je voulais, mais je ne pouvais pas lui mettre mal puisqu’il avait respecté mes instructions: il y avait un visage, une représentation du Cri… Une autre fois, il devait compléter l’histoire de Cendrillon. Sa finale faisait deux lignes. Mais il avait respecté les règles: il n’y avait pas de violence et ça n’avait rien à voir avec l’histoire originale. C’est moi qui n’avais pas demandé de minimum de mots. Depuis, quand je prépare des travaux, je me demande souvent ce que dirait Julien. Ça m’oblige à clarifier mes consignes. Avec un autre professeur, ça n’aurait peut-être pas fonctionné, mais moi, il me faisait sourire. Chaque matin, je me demandais ce qu’il allait me trouver.

– Stéphanie Charruau, enseignante au primaire depuis 12 ans
 

Amoureux de la littérature

J’ai en tête un étudiant qui confondait l’amour du savoir et l’amour du professeur qui l’incarnait. Mais l’amour peut être un moteur extraordinaire en enseignement. Il lisait tout ce que je lui suggérais. Quand il a terminé sa session, il avait beaucoup lu! Il était curieux et il voulait toujours discuter. Mais pour moi, il a toujours été important d’agir de façon morale. Quand je le recevais dans mon bureau, je laissais la porte ouverte. Je voulais être un adulte en qui il pouvait avoir confiance et je n’allais pas en abuser. Chaque fois qu’il voulait amener la discussion sur un terrain plus personnel, je ne l’entendais pas et je le ramenais à la littérature. Après sa sortie du cégep, il a commencé à m’écrire en pensant que peut-être que si je n’étais plus son professeur… Mais j’ai continué d’agir de la même façon. Aujourd’hui, il est au doctorat en littérature.

– Julie, enseignante en littérature au cégep

Talentueux et inquiet

Je me souviens d’un étudiant d’origine coréenne inscrit au doctorat. Je lui avais demandé trois travaux d’une cinquantaine de pages sur la liberté. Quelque chose comme les trois grandes conceptions de la liberté dans le monde moderne. Un sujet difficile! Il a fait le travail dans un temps record. En trois ou quatre mois, il m’a présenté les visions du monde de différents intellectuels et philosophes. Comme je n’avais pas les compétences pour corriger cet aspect, je les ai confiés à un collègue en philosophie qui n’avait jamais vu un travail aussi complet. Cet étudiant était d’une intelligence… et d’une humilité! Son manque de confiance était proportionnel à son talent. Chaque fois qu’il remettait un texte, il me disait l’avoir fait lire à sa sœur ou à son frère, qui avait trouvé ça mauvais. Il a fallu que je me fâche pour lui dire de ne plus faire lire ses travaux à sa famille, que c’était moi son professeur et que c’était à moi de juger de leur qualité. Surtout qu’à chaque mauvais commentaire de sa famille, il recommençait son travail, ce qui m’obligeait à refaire la lecture!

– Yvon Rivard, enseignant en création littéraire à l’université pendant 25 ans

 

 

 

Il dirigeait ses professeurs

Je pense à un élève qui est devenu un ami. Il y a quatre ans, on a monté un groupe de musique composé de professeurs, mais il nous manquait un musicien. On a recruté Cédric, un élève de secondaire 2 qui jouait du piano. Très vite, il a pris la direction du groupe. À 14 ans, il était plus exigeant que nous. Pendant les répétitions, il nous arrêtait pour nous corriger et nous ramener à l’ordre. Il dirigeait ses profs! Ç’a duré quatre ans. Depuis qu’il a quitté le secondaire, on a créé un autre groupe ensemble où il joue du clavier. On répète une fois par semaine pour faire des spectacles de reprises dans les bars. Il a un talent surprenant et c’est un élève brillant qui est aujourd’hui au cégep en soins infirmiers.

– Marc-André Noël, enseignant au secondaire depuis 7 ans

Ils s’en sortent… ou pas
Je pense à cette jeune fille dont la mère, prostituée, ramenait des clients à la maison. Elle s’est beaucoup confiée à moi. Quelques années plus tard, elle m’a donné des nouvelles. Elle est intervenante sociale, elle a trois enfants, son couple est stable, alors que sa sœur a suivi les traces de sa mère. Au secondaire, on voit les jeunes pendant les cinq années les pires de leur vie, alors qu’ils se cherchent. Certains sont amochés et amorphes parce qu’ils ont la vie dure. On les revoit quelques années plus tard, et soit on est étonné de voir combien ils ont bien réussi, soit on les voit les yeux éteints. Et c’est ce qui fait le plus mal.

Nicole Labelle-Ruel, enseignante au secondaire pendant plus de 20 ans

Propos recueillis par Catherine Crépeau