Dans une société où le sexe est omniprésent, comment en vient-on à vivre sans sexe? Pour beaucoup, la situation s’est installée après une période de célibat. Blessés par d’anciennes relations, désireux de se retrouver ou peu enclins à coucher à droite et à gauche, ces célibataires ont choisi d’attendre de rencontrer le ou la partenaire avec qui tout collerait. De fil en aiguille, la période d’abstinence s’est allongée, jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’ils n’ont pas fait l’amour depuis deux, quatre voire dix ans et finissent par s’interroger. Est-il normal de vivre sans sexe ou devraient-ils s’en inquiéter?

Freud disait que l’abstinence n’était pas vivable. Selon lui, «la tâche de maîtriser la pulsion sexuelle autrement qu’en la satisfaisant peut réclamer toutes les forces d’un être humain. Seule une minorité y parvient, et encore de façon intermittente.» La sexologue Caroline Doré n’est pas tout à fait d’accord. «Si la personne vit bien avec ça, je ne vois pas de problème. C’est peut-être un signe que le désir n’est pas très présent… Certaines personnes ont simplement moins de désir. Et après, tout est question d’attitude à savoir si l’abstinence est facile à vivre ou non.»

Les abstinents rencontrés disent ne pas se sentir frustrés, même s’ils ont parfois l’impression de passer à côté d’un aspect de la vie. «Le sexe me manque parfois, mais pas au point de coucher avec n’importe qui. En fait, je pense que ce qui me manque le plus, c’est une relation avec quelqu’un», explique Julie*, qui vit sans sexe depuis une dizaine d’année. Et quand les pulsions sexuelles sont trop fortes, ces abstinents préfèrent les plaisirs solitaires à des relations insatisfaisantes ou dénuées de sens.

Pour Caroline Doré, cesser de faire l’amour peut aussi permettre de se concentrer sur ses propres besoins. «C’est le moment de se découvrir. De savoir ce qu’on aime, comment on aime être touché. Ensuite, c’est plus facile de le montrer à l’autre», souligne-t-elle.

 Quand le désir s’émousse

Vivre sans sexe semble devenir de plus en plus facile, avec le temps. Le désir s’émousse et même l’envie de se masturber s’estompe pour certains. «Lorsque ces situations d’abstinence perdurent, on s’expose effectivement au risque de couper définitivement son corps de sa tête», explique Sylviane Larose. Et parce que l’inconscient se protège des douleurs liées au manque, le corps s’endort lentement si l’on n’y prend pas garde. «Certains en viennent à se détacher de leur corps et à se couper de leur désir. Et quand ça fait trois ou cinq ans que tu écrases ton désir, il ne réémerge pas par magie. Il faut prendre le temps de s’assoir et de ressentir parce qu’on devient insensible au toucher quand on ne se fait plus toucher», poursuit la sexologue.

Pour éviter cet assoupissement du corps, le sport, la danse ou les massages sont bienvenus. Ils permettent de garder le contact avec son corps, de ne pas l’oublier et de continuer à l’aimer, indique Mme Larose.

Sans sexe? Oui et non

Caroline Doré et Sylviane Larose croient que rares sont les gens qui vivent sans sexe. Pour elles, il y a pratiquement toujours de la masturbation, chez les femmes autant que chez les hommes. Sinon, c’est souvent parce que l’intérêt pour la sexualité n’y est pas. «Il faut se demander comment était notre sexualité en couple. Si c’était un besoin ou si on le faisait en partie pour faire plaisir à l’autre. À la base, tout est question de besoin sexuel. Ça dépend de ce qu’on va chercher dans sexualité», indique Caroline Doré.

Les convictions religieuses ou un malaise face à la sexualité peuvent aussi expliquer que certains se privent de sexe et de masturbation.

Et il y a ceux qui font fi de leur sexualité et vont surcompenser dans un autre domaine. Ils ont beaucoup d’amis, se lancent dans le travail ou dans le sport ou se consacrent à leurs enfants pour passer la tension qui pourrait être sexuelle. Ils expriment leurs sentiments par la parole, les gestes ou les caresses pour trouver un équilibre.

La peur de rencontrer

S’ils ne sont pas malheureux de leur situation, certains abstinents avouent traîner un sentiment de vide. D’autres craignent presque de rencontrer un partenaire après une longue période sans avoir fait l’amour. Comme Julie, ils angoissent à l’idée de ne plus savoir comment agir et réagir. Comme s’ils avaient perdu la recette pour dialoguer avec leur corps et celui de l’autre.

Une crainte injustifiée selon Caroline Doré. «On doit réapprendre avec chaque partenaire. La façon d’embrasser, d’être compatible, c’est à revoir à chaque rencontre et la période de célibat n’a pas d’importance.» Mais ça peut se perdre plus facilement que le vélo!, répond Sylviane Larose en boutade. «Le vélo c’est un automatisme. Le désir, ça se perd. Il faut un élément pour éveiller le désir qu’on a tassé. Il faut réapprendre à s’arrêter.»

Et les hommes?

Bien qu’aucune donnée n’existe sur le sujet, Caroline Doré serait tenté de croire que les femmes ont moins de mal à vivre sans sexe parce qu’elles possèdent une palette plus étendue pour communiquer leur affection. Par exemple, elles ont une relation très physique avec leurs enfants et leurs amies. Pour les hommes, le sexe est un moyen privilégié de communiquer leur tendresse.

Les couples abstinents

Vivre sans avoir de relations sexuelles n’est pas réservé aux célibataires. Certains couples partagent le quotidien, comme des amis le feraient. Leur priorité n’est pas de satisfaire leur libido. Ils cherchent plutôt l’aspect relationnel, la dimension familiale et la sécurité, selon Sylviane Larose. Ils forment une équipe plus qu’un couple. Ce type de relation pourrait aussi s’expliquer par une absence de désir ou le fait que la différence entre les sexes est devenue de plus en plus floue sous la poussée du courant sur l’égalité. Or c’est la différence qui attise la curiosité.

* Le nom a été changé pour conserver l’anonymat.

Suggestions de lecture

Pour en finir avec le sexe, Caroline Allard, Hamac-Carnets, 2011, 89 pages.

L’amour sans le faire, Géraldine Levi Rich Jones, Favre, 2005, 272 pages.

L’envie, Sophie Fontanel, Robert Laffont, 2011, 161 pages.