«Je ne pensais jamais toucher à quelque chose de si sensationnel!» déclare au bout du fil la journaliste Sophie Fontanel, collaboratrice-vedette de Elle France.
Son livre L’envie, écoulé à plus de 50 000 exemplaires, était le phénomène de la dernière rentrée littéraire en France. Le thème qui fait ainsi courir les foules? L’abstinence sexuelle. Sophie Fontanel y relate la période de sa vie où elle s’est inscrite aux abonnés absents du sexe… et y déclare, en prime, avoir été «plutôt heureuse ainsi»! Plus de 40 ans après la révolution sexuelle, à une époque où il est de bon ton de causer coucheries, «trips à trois» et tutti quanti, l’auteure a mis le doigt en plein sur un tabou. Un crime de lèse-sexualité, voilà ce qu’elle avoue avoir commis. «Viol, inceste, échangisme: la littérature a traité tous ces extrêmes. J’ose aborder ce sujet inoffensif, et on panique: "Mais pourquoi diable avez-vous écrit là-dessus?"» Bien sûr, on lui a demandé: «Vous ne ressentiez pas la jouissance, c’est ça?» Sa réponse: «Pas du tout… Le plaisir était là. Mais après, la chair était triste.»

«Le terme "abstinence" sous-entend une décision. Moi, je n’ai pas choisi de ne plus avoir de vie sexuelle», explique la Parisienne de 49 ans. «C’est mon corps qui n’en pouvait plus qu’on le prenne et qu’on le secoue. J’avais trop dit oui.» Combien de temps s’est étirée sa parenthèse? Elle ne le précise pas. «Un animateur de radio m’a demandé le nombre de mois. J’ai éclaté de rire. "Mais, monsieur, si ça ne dure que quelques mois, il n’y a pas de quoi en faire un livre!" Il était effrayé.»

L’envie a suscité des réactions de toutes sortes. Mais, surtout, une vague de témoignages qui se résume à un mot: merci. Merci d’avoir eu le courage de dire ce que nous n’osons pas avouer. «Je ne suis pas Madame-sans-sexe, confie l’auteure. J’ai juste voulu parler au nom de la foule résignée que je devine, les gens qui se disent: "Je n’ai pas de vie sexuelle, je ne suis pas normal."»
Visiblement, elle a fait mouche. Et si le discours qu’on tient sur la sexualité était à des années-lumière de ce qui se passe réellement dans notre chambre à coucher?

Les nouveaux rebelles

Il y a ceux qui cessent de faire l’amour à cause d’une peine d’amour. Ceux qui n’ont jamais eu le goût de le faire. Ceux qui l’ont trop fait. Et ceux qui préfèrent attendre la bonne personne pour assouvir leur désir. Mais bon an, mal an, quand les sondages demandent: «Avez-vous fait l’amour durant la dernière année?», seulement 10 % des répondants cochent «non». Évidemment, personne ne se vante de faire disette. Dans cette société de surenchère sexuelle où on n’existe que si on sait susciter le désir, c’est l’omerta.

Julie, une ravissante trentenaire, a mis sa vie sexuelle en veilleuse il y a un an, à la fin de sa dernière relation: «Ce serait plus simple si j’étais obèse ou laide. J’aurais une excuse pour ne pas faire l’amour. Aux yeux des autres, et aux miens. Des histoires d’un soir, j’en ai connu. Se réveiller dans les bras d’un gars qu’on n’a pas vraiment choisi, ce n’est pas forcément épanouissant. Je ne veux plus faire l’amour pour combler un vide.»

«Je pense faire imprimer sur un t-shirt l’inscription: "J’ai couché avec un seul homme. À qui la chance?"», dit à la blague Sylvie, une jolie brunette de 42 ans, séparée il y a un an et demi, après 22 ans de mariage. «La rupture a été dure. Je n’avais pas le coeur à l’aventure. Aujourd’hui, j’aurais envie de caresses et je n’aurais aucune difficulté à rencontrer un gars dans un bar. Mais risquer de me retrouver avec un "moron" malhabile? Non merci. Mon ambition n’est pas d’entrer chez les soeurs, mais je veux davantage qu’un trip sexuel. Alors, j’attends.»

 

«Jeûne sexuel». C’est l’expression qu’utilise Bruno pour qualifier la période qu’il a traversée il y a quelques années. «J’avais des amants», raconte ce séduisant gai de 51 ans. «Coup sur coup, deux d’entre eux m’ont reproché ma peur de l’engagement. Ça m’a sonné. J’ai senti le besoin de prendre du recul. Ma période d’abstinence a commencé ainsi: un jour à la fois, comme chez les AA!» Elle a finalement duré neuf mois, au terme desquels il a rencontré l’homme de sa vie.

Bruno est loin d’être unique en son genre. La société a beau vouloir montrer des hommes au garde-à-vous, toujours prêts, eux aussi ont le blues du sexe… Mais ils se taisent. Le sociologue de la sexualité Michel Dorais déclare: «Si une femme craint d’avouer qu’elle ne fait pas l’amour, imaginez un homme! S’il est hétéro, on sous-entendra qu’il est peut-être homo et, s’il est homo, on lui laissera entendre qu’il s’est peut-être trompé de camp.»

La reconnaissance de nombreux lecteurs masculins a d’ailleurs surpris et touché Sophie Fontanel. «Trop souvent, on leur présente les femmes d’aujourd’hui comme des Wonder Woman de la sexualité! Mon livre les a rassurés. On serait étonné de savoir à quel point les hommes souffrent comme nous dans ces relations sexuelles mécaniques et chorégraphiées qui ne riment à rien.»

 

Le dur jugement des autres

Lors d’un souper de filles, Julie a mis le sujet de l’abstinence sur la table. Malaise. «Les langues se seraient déliées davantage s’il s’était agi de raconter des prouesses olé olé! Mes amies qui collectionnent des amants me perçoivent comme une extraterrestre. Avant, c’est elles qu’on aurait jugées.»

Les rebelles ont changé de camp, confirme Michel Dorais. «Hier, l’abstinence était une vertu. Aujourd’hui, on l’associe à un rigorisme religieux dépassé. J’irais même plus loin: on la voit comme une perversion.»

 

«Mon livre a agi comme un véritable radar à idiots! s’exclame Sophie Fontanel. Certains ont insinué que mon abstinence était attribuable au fait que je n’étais plus toute jeune, d’autres ont sous-entendu que je n’étais pas assez belle. Des remarques d’une violence incroyable!» Les plus virulents? Ceux qui se sont sentis floués. «"Quoi? Je me suis forcé toute ma vie à faire l’amour même quand le goût n’y était pas et, elle, elle change les règles?" Ils étaient furieux. Les gens heureux sexuellement, eux, peuvent être au contraire très compatissants envers ceux qui n’ont pas leur chance.»

Bruno se rappelle avoir entendu plusieurs commentaires pleins d’empathie pendant son «jeûne». Du genre «Comment fais-tu?» ou «Moi, je ne pourrais jamais!». «On aurait dit des gens qui veulent arrêter de fumer!» constate-t-il. Plutôt que de se buter à l’incompréhension des autres, certains choisissent d’ailleurs l’esquive.

«Quand je referai l’amour avec quelqu’un, confie Julie, je ne lui dirai rien de ma longue année sans relations sexuelles. J’aurais bien trop peur de perdre tout pouvoir de séduction à ses yeux.» Elle l’avoue: n’avoir personne dans sa vie (ni dans son lit) n’est pas facile… «À certains moments, je me trouve tellement nulle. Ne pas se sentir désirée finit par éroder la confiance en soi: on a l’impression de n’exister pour personne.»

 

Performance, quand tu nous tiens!

Des gars et des filles beaux, jeunes et inquiets de ne pas faire l’amour, Michel Dorais en rencontre régulièrement. «L’injonction d’avoir une vie sexuelle hyperactive est forte. Le Viagra, la pornographie, les films, les publicités… tout nous enjoint à demeurer excités jusque dans la tombe. Rien d’étonnant à ce que les abstinents forment une minorité silencieuse.» La sexologue Jocelyne Robert est exactement du même avis. «Le sexe est tellement tendance: s’en passer est devenu obscène! Je sens pourtant un épuisement grandissant devant cette obligation de "performer".»

 

De fait, dans l’intimité des chambres à coucher, le sexe est-il autant pratiqué que nous le laissent croire les sondages, avec leur moyenne de «trois fois par semaine »? «Le vacarme ambiant au sujet du sexe ne reflète d’aucune façon la réalité, tranche la sexologue. De plus en plus de gens habitent seuls, ça doit signifier quelque chose!» La comptabilisation des relations sexuelles est très récente dans l’histoire, fait valoir de son côté Sophie Fontanel. «Cette idée que nous sommes programmés pour faire l’amour le plus souvent possible est fausse. Je suis convaincue que nous sommes nombreux à en avoir marre du modèle de sexualité égoïste et vulgaire qui nous est imposé. On est à deux doigts d’une révolte.»

«La sexualité prend parfois des allures d’esclavage», argüe quant à lui Michel Dorais. Et s’en affranchir ressemble à une libération. Durant sa période d’abstinence, Bruno l’a très bien ressenti. «Avec l’âge vient parfois une baisse de libido. J’ai déjà entendu un homme d’un certain âge dire à ce propos: "Bon débarras, je vais enfin pouvoir penser à autre chose!" Eh bien, ma foi, je le comprends tout à fait.»

Surévaluée, la sexualité? Au contraire, estime Sophie Fontanel. Caresser un dos, respirer le parfum de la peau, redécouvrir le corps d’un homme après un temps d’arrêt lui a rappelé à quel point l’expérience peut être fabuleuse. «On devient blasé avec l’habitude, on oublie que la magie peut encore exister. Quand une vraie rencontre a lieu, on touche pourtant au sublime. Attention, je ne dis pas qu’il faut s’aimer d’amour pour bien faire l’amour. Je dis simplement que j’ai été prête à attendre pour ressentir le grand frisson. Et que, s’il le faut, je suis prête à attendre encore à nouveau.»

 

 

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