L’autre jour, dans un café où je vais souvent, j’écoutais un groupe de filles, toutes très jolies et très drôles. De belles petites amazones. Elles parlaient des hommes, du fait que plus un seul ne leur paraissait assez bien. Ça m’a rappelé tant de choses… Alors, voilà, j’ai décidé que, pour elles, j’allais raconter mon histoire.

J’ai 41 ans. Je suis prof d’histoire. Toute jeune, je savais que j’exercerais un métier qui ferait travailler ma matière grise. J’ai été élevée dans l’idée d’atteindre un jour mon indépendance. Fille d’enseignants, j’étais une bonne élève, c’est vrai, mais j’aimais aussi beaucoup sortir, m’acheter des vêtements et bavarder des heures au téléphone. J’étais bien dans ma peau. Pourtant, chaque fois qu’un garçon me plaisait, j’essayais de me montrer encore plus brillante pour qu’il me trouve intéressante. Comme s’il fallait constamment mettre la barre plus haut. Ça ne me suffisait pas d’être une personne agréable; je devais être la plus belle possible, la mieux parfumée, la plus haut perchée sur ses talons, la plus féminine. Et si un flirt échouait, je me disais que je n’avais pas été assez performante.

À 20 ans, je savais déjà qu’il me faudrait lâcher prise. J’avais même acheté le livre Les secrets du lâcher prise, aux éditions Coeur de Phénix. Non seulement je l’ai dévoré, mais j’ai fait les exercices indiqués. Il fallait établir la liste des gens qui nous stressent, puis apprendre à gérer cette pression. À tout laisser glisser sur soi. Ce que ça a donné? Rien. Je ne voyais pas à quel point ce processus était factice et représentait encore une façon de se protéger.

Le mur de mon intellect était toujours là, dressé, même quand j’étais fière d’être restée «naturelle» à un rendez-vous. En fait, je n’avais rien de naturel; c’était encore une façade car, en réalité, j’étais une forteresse imprenable. Je pouvais faire l’amour avec un homme sans jamais être vraiment là. Je prenais du plaisir et, une fois le plaisir évanoui, cet homme devenait un étranger dont il fallait que je me débarrasse au plus vite. Un ami gai m’avait fait remarquer que je réagissais comme un homme.» Une copine m’avait aussi dit: «C’est parce que tu fréquentes des types qui ne sont pas à la hauteur.» J’ai l’impression que, pendant des années, j’ai rendu mes amis témoins de mon intimité pour ne pas me retrouver seule avec moi-même.

Et puis, il y a quelques mois, j’ai eu des ennuis de santé. J’étais exténuée, sans raison apparente. On a cru qu’il s’agissait d’une mononucléose, mais c’était juste quelque chose d’approchant. Le médecin m’a autorisée à cesser de travailler durant 20 jours et m’a conseillé de prendre soin de moi. Je me souviens de m’être demandé: «Ça veut dire quoi, prendre soin de soi?» J’avais pourtant le sentiment de faire le maximum de ce côté-là. Comme je n’ai pas d’enfants, ma mère disait même: «Tu n’as que de toi à t’occuper!»

En quelques jours, le fait de savoir que j’avais un problème de santé réel a provoqué en moi une réaction qu’aucun manuel n’aurait pu susciter: j’ai lâché prise. La première chose à dire sur le lâcher-prise, c’est que, quand ça nous arrive, on ne s’en rend pas compte. Moi, je me sentais juste très diminuée, mal à l’aise. Dans la rue, si je rencontrais une connaissance, j’avais honte de mon visage blême, de mon manque d’entrain, je me sentais comme quelqu’un d’impoli, qui se présenterait à un anniversaire sans avoir apporté de cadeau.Un jour, j’ai croisé un très bon ami dans une librairie. Il ne m’a pas reconnue, tout simplement parce que j’avais cessé d’être en représentation. J’étais sortie sans armure. Aucun maquillage, une queue de cheval, un pull tout simple, un jean, des baskets. Je n’avais aucune énergie pour me faire belle. Mon ami s’est pourtant exclamé: «Tu as l’air toute reposée!» En fait, c’était l’inverse. J’étais exténuée, je dormais 18 heures sur 24! J’ai pensé: «Il ne voit rien, cet imbécile…»

Une autre fois – et là, j’avais repris le travail mais je me sentais encore au ralenti –, ce même ami a fondu sur moi au café et m’a enlacée d’une manière très protectrice. II me berçait presque en me chuchotant: «Tu es cute… tu es cute…» J’ai senti la chaleur de son corps. Je n’aurais jamais imaginé que cet ami puisse être un tel – comment dire? – un tel écrin. Pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment vu cet ami comme un homme.

Durant cette période, d’autres gars ont commencé à prêter attention à moi. Ce qu’il y avait de changé, c’est que, moi aussi, je les considérais enfin comme des personnes pouvant m’apporter quelque chose. Ils me complimentaient, et c’était nouveau pour moi; mais peut-être qu’auparavant je n’entendais pas les compliments. C’était à la fois délicieux et inquiétant. Je me suis toujours méfiée du penchant des hommes pour les femmes fragiles. Pour être honnête, je méprise l’idée qu’il faille être une faible femme pour plaire aux hommes. Ça me semble être le début de la domination des hommes sur les femmes.

J’aurais pu en rester là. Retrouver ma place, au fond si familière, de bon petit soldat. Mais il y a eu une seconde étape: toute seule, humblement, j’ai réalisé que d’habitude c’était moi qui cherchais à dominer les hommes. Cette situation de «guerre» m’est très clairement apparue parce que, pendant ma convalescence, je n’avais pas la force d’opposer quoi que ce soit à ma lucidité nouvelle, pas la force de me mentir. Peut-être que c’était la première fois…

J’ai rencontré Frédéric chez des amis. Ça faisait deux mois que j’avais repris le travail. Persuadée d’être redevenue comme avant, je m’étais maquillée et pomponnée ce soir-là. Étais-je la même pour autant? Pas sûr…

Frédéric est venu vers moi. Il a eu le regard bienveillant que, désormais, je connaissais: tant de gens l’avaient posé sur moi depuis deux mois! J’ai aimé ce regard. Et j’ai regardé Frédéric à mon tour. Il m’a plu. Il a engagé la conversation. Entre nous, il y avait de temps en temps un silence. Ce soir-là, j’ai découvert que, sans silence, il n’y a pas d’échange possible. Moi, j’ai passé ma vie à remplir ce silence. En présence d’un homme, j’ai tout le temps parlé, croyant que, sans ce flot de paroles, il y aurait un silence gênant. Je comprenais désormais que le but, au fond, c’était de laisser venir cette chose si merveilleusement gênante…

Quand Frédéric et moi nous sommes dit au revoir dans ma voiture ce soir-là, il y a eu tant de silence, et tant de place pour quelque chose d’autre, que ç’a été comme si on avait partagé un bien précieux. De fil en aiguille, ou plutôt comme par enchantement, il m’a tenue serrée contre lui. À un moment donné, il a soufflé: «Et?» C’était clairement une façon de demander ce qu’on ferait ensuite. J’ai répondu: «Je n’ai pas la force…» II a dit en fixant mon front: «Moi non plus…» On a ri, et j’ai aussitôt senti que j’allais me mettre à pleurer; déjà, mon visage calme et lisse était inondé de larmes. Je pleurais parce que je me détendais.

C’était pour moi aussi honteux que de faire pipi dans ma culotte. Jamais je n’avais montré une telle faiblesse à qui que ce soit. Ça n’avait rien d’une crise de nerfs; c’était au contraire très paisible. Frédéric est resté là, à côté de moi. Il n’est pas parti en courant. J’ai ajouté: «Je suis vraiment navrée…» Très gentiment, il a demandé: «C’est du chagrin?» J’ai répondu: «Non, c’est…» Il attendait, si patient, si tolérant. Il m’a semblé qu’il pourrait attendre comme ça toute la nuit dans cette voiture, alors qu’une espèce de bonté nous enveloppait.

«C’est…», je réessayais. Est-ce qu’on pouvait révéler à un homme sa part d’enfance, sa naïveté? À travers mes larmes, je ne sais comment, j’ai osé le formuler: «Tu sais, cette douceur me fait du bien.» De l’avouer, je me suis trouvée si démunie… si éberluée aussi. Comment avais-je pu penser, avant, qu’on pouvait vraiment être en relation avec quelqu’un sans cette nudité-là?

PROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE FONTANEL