C’est grâce aux disques de mon grand frère que j’ai découvert la musique lorsque j’étais jeune. AC/DC, Black Sabbath, Janis Joplin, Led Zeppelin, Patti Smith: j’écoutais ses groupes préférés sans qu’il le sache, sur les hautparleurs – gros comme des réfrigérateurs – de sa chambre, au sous-sol de la maison familiale. C’était un monde de stars décadentes et droguées, qui s’alimentaient mal et buvaient beaucoup. Le rock était l’exutoire des laissés-pour-compte, le terrain de jeu des laiderons aux dents croches, aux fronts huileux et aux joues boutonneuses. Et puis, au début des années 1980, l’obsession des jeunes pour les vidéoclips a relégué ces rockeurs inesthétiques à l’arrière-plan, pour faire place aux Madonna, Whitney Houston, Duran Duran, INXS… Influençable comme tous les adolescents, j’ai délaissé les malpropres de mon frère et je me suis mis à écouter de la musique chantée par du beau monde, malgré ses refrains noyés sous des claviers électroniques sans âme.

Depuis, ce phénomène d’esthétisation de l’industrie musicale n’a fait que s’amplifier. En connaissez-vous encore, des artistes moches qui sont à la tête des palmarès?

J’imagine qu’on les élimine dès leurs auditions à Star Académie: «Écoutez, je vais vous le dire sans plus attendre: votre candidature est refusée. Vous avez une voix exceptionnelle, une bonne présence scénique, vous maîtrisez la guitare, le piano et le solfège, mais le problème, c’est votre visage. Ça ne va pas du tout. Vous êtes moche. Vous pouvez en nommer beaucoup, vous, des chanteurs moches? Vous savez, Zooey Deschanel chante. Ryan Gosling aussi. Ça place la barre plutôt haute.

Dans notre industrie, une jolie fille comme Adele est considérée atypique simplement parce qu’elle a quelques livres en trop. Une autre chose qui joue contre vous, ce sont vos lunettes. Avec ça sur le nez, mieux vaut viser une carrière dans un groupe d’indie rock… Et encore. Si j’avais une gueule comme la vôtre, j’essaierais la politique.»

J’exagère à peine. La preuve que la beauté est devenue un critère incontournable en musique: on n’en revient tout simplement pas quand Susan Boyle ouvre la bouche. On s’étonne qu’une «madame ordinaire» puisse avoir une jolie voix, comme si c’était contre nature. J’aime croire que le talent a encore une incidence sur les carrières musicales et que l’industrie n’est pas menée par des imprésarios qui transforment des beautés en artistes à grand renfort de professeurs de chant et de danse, de diététistes, d’entraîneurs personnels, de stylistes, de coiffeurs et de maquilleurs. Vous croyez vraiment que les participants à la téléréalité The Voice passeront à la postérité? Ceux qui n’ont pas le physique de Christina Aguilera risquent fort de sombrer dans l’oubli.
J’ai une envie soudaine d’écouter un moche un peu décadent qui joue de la guitare. Est-ce que ça existe encore? Je vais peut-être devoir ressortir les vieux 33 tours que j’ai volés à mon frère…

 

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