La série sur HBO Succession s’est terminée en apothéose au mois de mai 2022, mais elle nous a donné quelques grands moments d’anthologie télévisuelle et une tendance minimaliste, baptisée #quietluxury sur les réseaux sociaux, qui promeut un luxe discret et raffiné, à l’image des marques confidentielles privilégiées des nantis (pensez The Row, Brunello Cucinelli ou Loro Piana). Pourtant, comme l’avait stipulé Isaac Newton quelques siècles plus tôt, à toute action correspond une réaction égale et opposée. À cette élégance sobre s’oppose une mode maximaliste, excentrique, jeune et criarde, qui hausse le ton dans un enthousiasme débordant et fait un pied de nez à l’adversité des dernières années bouleversées par la pandémie de la COVID-19 et le confinement généralisé.

Un «hédonisme conscient»

Dans les années 1960, il fallait se rendre du côté de Carnaby Street, à Londres, pour prendre le pouls de la jeunesse et des nouvelles tendances; aujourd’hui, il suffit d’ouvrir TikTok. Les mots-clics #maximalistfashion et #dopaminedressing (qui prônent grosso modo un vestiaire joyeux et coloré) y cumulent à eux deux pas moins de 221 millions de vues. Parmi les prédicatrices de ce style exubérant, qui loue une philosophie de la surenchère — de couleurs, de motifs, de vêtements et d’accessoires —, Clara Perlmutter (@tinyjewishgirl) et Anna Golka (@annagolkayepez) prêchent la bonne parole, tout comme la Québécoise Emilia Fart (@emiliafart) et l’Ontarienne Sara Camposarcone (@saracampz).

Cette dernière, une jeune femme de 27 ans habitant à Hamilton et suivie par 1,5 million d’abonnés, s’habille avec humour devant la caméra en osant la démesure. «J’aime le côté rebelle du maximalisme et le fait qu’il n’y ait pas de règles; vous portez littéralement ce que vous voulez», nous apprend-elle. Elle peut enfiler aussi bien une robe de bal rétro à froufrous qu’un costume de clown ou des canards en caoutchouc en guise de boucles d’oreilles. Pour un œil profane, ses choix vestimentaires — qui repoussent les frontières du style — se rapprochent plus du déguisement éclaté que d’une tenue réfléchie. Pourtant, de la coiffure colorée au maquillage ultrapoussé, en passant par la superposition de vêtements et d’accessoires tapageurs, Sara Camposarcone — comme d’autres adeptes d’une mode maximaliste — ne fait pas juste enfiler ce qui lui passe sous la main. «La plupart du temps, j’aime garder ma tenue quelque peu équilibrée, que ce soit sur le plan des proportions ou des teintes. Si je porte un collier jaune, j’essaye généralement de faire un rappel de cette couleur.»

Elle a toujours eu un penchant pour une mode décomplexée sans forcément oser afficher ses couleurs en public. Le déclic lui est venu pendant la pandémie. «J’ai changé de travail, ce qui m’a amenée à créer un compte TikTok pour y publier mes tenues.» De fait, pour bon nombre de la génération Z, la pandémie a été l’élément déclencheur d’une créativité sans borne, née de l’ennui et de la solitude qu’a engendrés le confinement. «Il y a eu une résurgence des activités à la maison, ce qui a suscité un nouvel enthousiasme pour divers travaux et passe-temps manuels», déclare Jaeyeon Park, rédacteur jeunesse à WGSN, leader mondial de prévision des tendances. De là les pièces faites au crochet, les bijoux en perles et les vêtements instillés d’un esprit DIY, qui ponctuent la mode maximaliste actuelle. Il arrive d’ailleurs à Sara Camposarcone de concevoir ses propres accessoires et de peaufiner ses techniques de couture en modifiant par suprarecyclage les pièces de sa garde-robe, un moyen, pour elle, de garder son vestiaire le plus écoresponsable possible.

Une contradiction avec un style qui mise avant tout sur l’excès? WGSN préfère parler d’«hédonisme conscient», la particularité d’une génération qui souhaite adopter un comportement d’achat responsable tout en stimulant sa créativité. «Avoir un style maximaliste n’est pas forcément synonyme de surconsommation, de même que poursuivre une esthétique minimaliste n’est pas toujours écoresponsable», précise Jaeyeon Park. De fait, sur TikTok, les adeptes d’une allure maximaliste semblent surtout miser sur les boutiques rétro et les magasins d’articles de seconde main pour renflouer leur vestiaire, qui mélange sans compter les styles et les époques. «Je magasine peu de pièces neuves et je n’en achète aucune qui vient de la fast-fashion, dit Sara Camposarcone. Lorsque j’achète des articles d’occasion, j’essaye de rester très consciente pour éviter la surconsommation. J’échange aussi mes vêtements avec mes amis et lorsque j’ai besoin de faire de la place dans ma garde-robe, je fais don de mes vêtements à un centre pour femmes.»

Chopova Lowena S23/Launchmetrics Spotlight

Un maximalisme nostalgique

Ce souci écolo, qui accompagne aujourd’hui la mode maximaliste, est une nouveauté. «Il faut garder à l’esprit que chaque fois qu’un moment maximaliste se produit, il ne s’agit pas d’une copie exacte du maximalisme apparu des années auparavant», précise Melissa Marra-Alvarez, conservatrice de l’éducation et de la recherche au Museum at FIT, le musée de l’école de mode new-yorkaise Fashion Institute of Technology. En 2019, cette spécialiste présentait l’exposition Minimalism/Maximalism, une étude de ces deux mouvements opposés dans le spectre de la mode. «Chacun d’eux stimule l’évolution de l’autre et contribue à le définir en cours de route, dit-elle. Durant les périodes de bouleversements et d’incertitudes, on voit une résurgence des tendances minimalistes avant que le style maximaliste gagne en popularité, puisqu’il est associé à la prospérité.» La nature cyclique de la mode n’est cependant pas une science exacte et l’esthétique maximaliste peut aussi être un moyen, comme l’explique Melissa Marra-Alvarez, de «se faire remarquer, de revendiquer un espace dans le monde»… surtout lorsque ce monde est confiné! «Pour beaucoup de personnes, la pandémie a engendré des sentiments de chaos et d’anxiété; la mode a donc été un moyen d’exprimer ces sentiments au moyen de détails et de styles excentriques», dit Jaeyeon Park.

Est-ce pour ça que le maximalisme d’aujourd’hui semble également miser sur la nostalgie réconfortante du passé et puiser son inspiration du côté des années 1990 et 2000, avec une prédilection pour le style Harajuku? Le terme Harajuku — en référence à ce quartier de Tokyo qui est un haut lieu de la mode japonaise depuis les années 1970 — englobe une pluralité d’esthétiques et de sous-cultures basées sur une liberté d’expression contestataire, en rupture avec la société nippone traditionnelle. Le style Harajuku, immortalisé par l’iconique magazine FRUiTS, une publication niche créée par le photographe Shoichi Aoki et mise en circulation de 1997 à 2017 (avant de renaître de ses cendres sur Internet en 2023), rime plus largement avec des tenues colorées et ludiques où certains éléments clés sont utilisés à outrance. Parmi ceux qui font partie intégrante de l’esthétique maximaliste en 2023? Les guêtres, les motifs éclatés, les bijoux et les barrettes fluo, et les pièces décalées à l’esprit enfantin.

Le culte de l’étrange

Sur le compte TikTok de @saracampz, les commentaires haineux ne manquent pas. «Les internautes sont prompts à être méchants et impolis, mais dans la vraie vie, je n’ai jamais eu que des commentaires super gentils. Outre la tenue, je pense que les gens admirent le fait que j’ai confiance en moi et en ce que je porte. La plupart du temps, on s’habille pour les autres, et je crois que c’est là qu’on se perd.» Au cœur du maximalisme, il y a, de fait, une envie d’exister librement, avec exubérance, sans se soucier des regards et des règles. C’est l’exaltation du mauvais goût — soit ce qui s’oppose aux convenances —, la célébration d’un style original qui «clashe» avec audace!

On retrouve d’ailleurs cette philosophie dans une des tendances sous-jacentes du maximalisme, moins colorée, moins joyeuse, mais tout aussi excentrique: l’esthétique de la weird girl («fille bizarre»), qui a pris son essor en 2022 et qui joue à fond la carte de la singularité, quitte à surjouer. Parmi les adeptes de cette mode, qui mélange aussi les motifs, les textures et les époques, avec une prédilection pour le style grunge des années 1990? Bella Hadid, Doja Cat, Iris Law ainsi qu’Ella Emhoff, belle-fille de la vice-présidente américaine, Kamala Harris, invitée des premiers rangs. La tendance maximaliste actuelle joue sur les excès, mais la #weirdgirlaesthetic est légèrement plus sobre, plus nichée aussi. Ce style est placardé par Heaven, la griffe sœur de Marc Jacobs, largement influencée par la sous-culture japonaise (le créateur de FRUiTS, Shoichi Aoki, a d’ailleurs signé les photos de la campagne de l’automne 2020 de Heaven). On peut également mentionner Collina Strada, Chopova Lowena, Molly Goddard, Poster Girl, Chet Lo et Sandy Liang, des marques qui existaient avant que la weird girl trouve un écho sur les réseaux sociaux et qui connaissent aujourd’hui une popularité croissante. «Après la pandémie, le monde est en quelque sorte différent et, même inconsciemment, on est tous à la recherche de quelque chose qui peut susciter la joie», résume Sara Camposarcone. S’habiller comme bon nous semble, pour notre propre plaisir, sans craindre le mauvais goût et le regard des autres? C’est déjà un bon début.

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