Jean Paul Gaultier
Les années ont passé. Ses cheveux blonds décolorés ont fait place à une sage chevelure poivre et sel. Sa célèbre marinière et ses fabuleux corsets ont acquis le statut d’icônes. Ses créations irrévérencieuses sont désormais célébrées dans les musées. Mais son style, lui, n’a pas pris une ride. Trente ans après ses débuts – catastrophiques, selon ses dires –, l’enfant terrible de la mode française est devenu l’enfant chéri de la planète couture.

Lentement mais sûrement, Jean Paul Gaultier s’est imposé grâce à son audace et à sa singularité. Son secret? Être resté fidèle à sa vision, envers et contre tout. Aujourd’hui, le promoteur de la jupe pour homme et des dessous qui s’affichent peut s’enorgueillir de posséder une maison de couture bien établie et de concevoir, chaque saison, un minimum de 11 collections, dont celle du prêt-à-porter féminin d’Hermès. Pas si mal pour quelqu’un qui songeait à jeter l’éponge deux ans après avoir présenté son premier défilé!

Il faut dire que les débuts n’ont pas été faciles pour le jeune autodidacte. Après avoir fait ses classes auprès de Pierre Cardin et de Jean Patou, il présente sa première collection en octobre 1976 devant un auditoire clairsemé. «Mon premier défilé a été un ratage total, avouait-il récemment. La musique commençait et je ne savais pas quoi mettre aux mannequins! Au moins, on s’est jeté à l’eau. En dépit du bon sens, avec tout et n’importe quoi: des napperons en paille qui devenaient des boléros, un perfecto sur un tutu porté avec des baskets…» À défaut d’être une réussite, ce premier essai donnait une idée du style Gaultier: un goût prononcé pour les mariages extravagants, les détournements de fonction et l’expérimentation.

L’alliage tutu et perfecto n’était pas très convaincant en 1976, mais sa robe bustier en tulle à motifs de camouflage sera un hit en 2000. Et si les napperons transformés en boléro n’avaient guère séduit à l’époque, la conversion de boîtes de conserve en bijoux ravira le public en 1980. Toujours avide d’expérimenter sans restriction, Jean Paul Gaultier va redéfinir le bon goût à sa manière. Ce couturier atypique cherche – et trouve – la beauté partout. Refusant les codes rigides de la mode, il brouille les frontières et repousse les limites. L’ambiguïté sexuelle devient un de ses thèmes favoris. À travers ses créations, il redéfinit l’homme et la femme. En jupe ou en paréo, monsieur n’aura plus peur d’assumer sa féminité. Et en costume à rayures de banquier, madame sera plus forte et masculine.Il se joue des tabous
«À part la cotte médiévale et le soutien-gorge, les vêtements n’ont pas vraiment de sexe, a déjà déclaré le créateur. De nos jours, il y a une sorte de fusion entre les critères morphologiques des deux sexes. La femme est plus épaulée, moins «amphore», moins pin-up; son bassin est plus étroit et elle réalise les mêmes exploits physiques que les hommes. On va vers un changement et une égalité.»

Dans les années 80, alors que les top modèles deviennent des stars, il descend dans la rue, improvise des castings sauvages et montre de nouveaux visages, moins stéréotypés. En 1988, il emploie même des gens du troisième âge pour présenter sa première collection junior! En 1997, il fait un autre pied de nez au conformisme ambiant en choisissant 24 mannequins noirs ou métis pour son défilé.

Avant cela, il avait déjà multiplié les emprunts aux cultures orientales et africaines pour ses créations. Sexe, religion, âge, ethnicité: Jean Paul Gaultier se joue des tabous sans jamais tomber dans la provocation gratuite. Au-delà du marketing tapageur, il offre une vision de la mode libérée des carcans, métissée, empreinte d’humour et de joie de vivre.

De la musique au cinéma
Sa soif de liberté, son esprit punk et son avant-gardisme ont sans doute séduit Madonna, qui le choisit pour réaliser les vêtements de sa tournée Blond Ambition en 1990. Pour elle et ses danseurs, Jean Paul Gaultier produira des pièces qui passeront à l’histoire, dont le fameux corset aux seins coniques – qui deviendra lui-même iconique.

«C’était une expérience magnifique sur le plan du travail et des échanges liés à l’humain, rappelait le designer il y a quelques mois. Dès le début, j’ai aimé son charisme et ses chansons. En plus, elle a des proportions parfaites.»

Au fil de sa carrière, le couturier dessinera également des tenues de scène pour Mylène Farmer et Catherine Ringer, des Rita Mitsouko. Fan de cinéma depuis toujours – il affirme que c’est le film Falbalas qui lui a insufflé sa passion pour la mode –, il concevra aussi des vêtements pour des films d’Almodóvar (Kika), de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet (La cité des enfants perdus) et de Luc Besson (Le cinquième élément).
Toujours prêt à relever de nouveaux défis, il réalise en 1997 le rêve de tout designer en lançant sa propre ligne de haute couture. Sept ans plus tard, on lui propose de dessiner le prêt-à-porter féminin de la maison Hermès. Lui, qui s’était allègrement moqué du «charme coincé de la bourgeoisie», créant pour une des griffes les plus huppées qui soient? L’idée pouvait faire sourire. Le résultat a impressionné. Ses créations, aussi sobres qu’impeccablement taillées, ont prouvé une fois de plus le talent et la polyvalence du couturier parisien.

Élevé en banlieue de Paris, Jean Paul Gaultier ne rate d’ailleurs jamais une occasion de rappeler son attachement à la Ville lumière et à son sens unique du raffinement. Autant influencé par l’élégance parisienne que par le punk britannique, ce modeste fils d’un comptable et d’une secrétaire est un des rares designers à avoir su faire le pont entre l’univers de la rue et le monde feutré de la haute couture.

À plus de 50 ans, alors que sa maison a fêté ses 30 ans en octobre dernier, il ne lui reste plus rien à prouver. Mais ça ne va certainement pas l’empêcher de continuer à bousculer les idées reçues… à grand renfort d’humour et de style.