Une marque peut-elle exister en dehors des collections saisonnières? C’est l’expérience que la vénérable maison française Courrèges tente ces jours-ci. Minirobes géométriques,
bottes en PVC brillant, imperméables transparents… Courrèges a beau avoir été fondée au début des années 1960, son style reste reconnaissable au premier coup d’oeil. Il le sera bientôt encore davantage, puisque la marque est en voie d’être relancée, avec les modèles iconiques de la maison à l’avant-plan.

L’an dernier, en effet, Coqueline Courrèges a choisi de vendre le label que son mari, André, a fondé. Courtisée par de grands groupes de luxe d’Europe et d’Asie, elle a jeté son dévolu sur deux héritiers improbables: Jacques Bungert et Frédéric Torloting. Un duo d’entrepreneurs qui s’étaient jusque-là fait connaître comme directeurs d’une grande agence publicitaire à Paris… et qui n’avaient encore jamais touché à la mode. «Coqueline est une femme exceptionnelle, très jeune d’esprit malgré son âge, et elle tenait à vendre Courrèges à des gens qui en respecteraient l’ADN», explique M. Bungert, en entrevue téléphonique depuis Paris.

Pour relancer la maison, Jacques Bungert et son complice veulent donc la «repurifier» en rééditant certains modèles phares d’André Courrèges, dont la célèbre minijupe. «Comme le dit Coqueline, on ne fait pas une nouvelle robe pour faire joli, mais pour répondre à un besoin et en se demandant quoi améliorer. Les lignes et les couleurs de Courrèges n’ont rien perdu de leur modernité. Pour nous, créer 150 nouveaux modèles tous les trois mois ne ferait que nuire à l’intégrité du produit, et on ne peut pas s’autoriser ça. Ça reviendrait à programmer notre propre obsolescence, et cette démarche ne nous paraît pas moderne.»

Exit, les collections saisonnières, donc. Sous la houlette de ses nouveaux dirigeants, Courrèges va plutôt mettre de l’avant, tout au long de l’année, des modèles tirés des riches archives de la maison. Une démarche qui, à l’heure actuelle, s’inscrit à contrecourant du rythme effréné du prêt-à-porter…

Vite une tendance!

Depuis plusieurs décennies, le calendrier de la mode connaissait deux moments forts chaque année: la présentation des collections automne-hiver et printemps-été pour femmes, à l’occasion des semaines de la mode de New York, de Londres, de Paris ou de Milan. Aujourd’hui, il faut aussi ajouter à ces évènements les collections pour hommes, ainsi que les collections croisière (des vêtements d’été destinés aux femmes qui voyagent durant l’hiver), «Holiday» (pour les Fêtes de fin d’année), «pré-printemps» et «pré-automne»… Ouf!

«Plusieurs designers présentent ces précollections, un peu plus commerciales, avant leurs grandes collections runway, plus excentriques», explique Britta Kröger, exmannequin pour Jean Paul Gaultier, aujourd’hui directrice du Service "créateurs" chez Simons. «Ça relève d’une logique de rentabilité. On sait que la collection runway s’adresse à une clientèle assez exclusive; or, la plupart des gens souhaitent porter des créations plus accessibles.»

Retour en arrière

La roue n’a pas toujours tourné aussi vite. Depuis l’époque de Charles Frederick Worth, un couturier du 19e siècle qui a, le premier, imaginé des défilés avec des mannequins vivants, et jusqu’aux années 1960, la haute couture voguait au rythme de ses acheteuses: de riches mondaines dont le portefeuille était assez bien garni pour leur permettre d’acheter une collection au complet si elles le désiraient. Pendant des décennies, le but premier des défilés était de montrer à ces dames les modèles imaginés par le couturier, avant de prendre leurs commandes et de confectionner les vêtements sur mesure pour elles.

Dans les années 1960, en pleine ère du flower power, la haute couture est devenue moins rentable, et les maisons se sont tournées vers la seule avenue possible: le prêtà- porter. Avec l’avènement de cette mode standardisée et prête à consommer, le défilé s’est transformé. Il est devenu spectacle, happening artistique, orgie visuelle. Son but, cette fois? Faire vendre le produit, oui, mais aussi servir de vitrine pour faire rayonner l’image de la marque… et attirer une clientèle beaucoup plus vaste.

Une deuxième révolution a eu lieu dans les années 2000, lorsque la mode s’est mise au diapason du Web 2.0. «Aujourd’hui, les grands défilés sont diffusés en direct sur le Web, les blogues sur la mode prolifèrent, bref, l’information est accessible en temps réel», affirme Barbara Atkin, globetrotteuse invétérée et vice-présidente des tendances mode chez Holt Renfrew. Du coup, expliquet- elle, «le consommateur vit dans le moment présent et veut satisfaire immédiatement ses désirs. Il visite les boutiques plus souvent, avec le désir de toujours posséder LE morceau dernier cri».

 

Autre époque, autres mœurs

Le créateur québécois Philippe Dubuc estime que les blogues, les carnets de style de rue et les autres sites spécialisés sur le Web ont l’avantage de démocratiser réellement la mode. «Les consommatrices n’hésitent plus à mélanger des pièces de créateurs avec des morceaux bon marché pour créer leur propre style.» Résultat? Les fashionistas (et fashionistos, oui, oui, ça existe!) magasinent leur garderobe pièce par pièce, quand bon leur semble. La météo a de moins en moins d’importance dans leurs choix: s’ils convoitent une chemise légère de la collection printemps-été de Marc Jacobs, ce n’est pas une vulgaire tempête de neige qui les fera changer d’idée! «C’est comme les amateurs d’art qui ne peuvent pas rater un spectacle ou une exposition, confirme Britta Kröger, de Simons: il leur faut constamment du neuf.»

On ne doit pas s’étonner, dans ce contexte, que les distributeurs s’efforcent de leur offrir beaucoup de choix… «Aux États- Unis, les grands magasins exercent une pression immense sur les designers pour qu’ils leur livrent fréquemment des nouveautés, afin de faire mousser les ventes», croit Philippe Dubuc. De plus, ajoute-t-il, «la prolifération de chaînes comme H&M et Zara, qui copient à la vitesse de l’éclair les collections des grands couturiers, accroît aussi la contrainte de se renouveler constamment». Par définition, la mode est changeante, jamais complète, jamais fixe, fait valoir pour sa part Joe Mimran, le fondateur de la très accessible marque Joe Style frais. «Il y aura toujours un segment de la clientèle qui voudra de la nouveauté, dans le haut de gamme comme ailleurs. Avec Joe Style frais, nous proposons à la fois des morceaux chics et classiques, en plus des dernières tendances. C’est ensuite au client de faire son choix.»

 

Britta Kröger précise que la mécanique implacable des soldes en Amérique du Nord est un autre facteur qui alimente le cycle rapide des tendances. Aux États-Unis et au Canada, les vêtements sont soldés de plus en plus vite après avoir atterri dans les magasins. Les collections d’hiver sont en promotion ici dès le mois décembre, par exemple, alors qu’en France les soldes ont uniquement lieu à partir de la mi-janvier ou même de février. «Les consommatrices n’ont donc pas tout à fait le même comportement d’achat, elles mûrissent davantage leurs décisions là-bas, puisque les politiques de retour sont beaucoup plus strictes en Europe qu’ici», fait-elle remarquer.

 

Un rythme impossible

Un autre facteur explique que les tendances vivent et meurent à une vitesse supersonique. En septembre dernier, on a vu deux célèbres modeuses, Gwyneth Paltrow et Sarah Jessica Parker, s’afficher en robes venant… du futur! Les deux actrices avaient en effet eu la chance d’obtenir des robes (signées Pucci pour Gwyneth et Stella McCartney pour Sarah Jessica) faisant partie des collections printemps-été 2012, plusieurs jours avant que ces collections soient dévoilées à Milan et à Paris! Et elles ne sont pas les seules stars à avoir obtenu des primeurs du genre…

Voilà qui fait peur à quelques créateurs, dont le célèbre Tom Ford: «Pourquoi permettrais-je à une starlette de porter une robe qui sera critiquée la semaine suivante dans le US Magazine, mais qu’on ne verra dans les magasins que six mois plus tard?», a déclaré cet ex-directeur artistique de Gucci sur le site vogue.com. Plus près de nous, Philippe Dubuc est lui aussi conscient du danger qu’il y a à surexposer des vêtements: «Dans le haut de gamme, si on exploite trop l’image des vêtements avant qu’ils soient offerts à la clientèle à qui on s’adresse, on risque d’émousser l’intérêt de celle-ci.» Sans oublier que les créateurs ont du mal à maintenir le rythme effrené qu’impose la production de multiples collections chaque année…

Ainsi, au printemps 2011, John Galliano, le flamboyant directeur artistique qui a longtemps régné sur la maison Dior, était remercié de ses services après avoir proféré des injures racistes alors qu’il était visiblement intoxiqué. Son entourage a confié que ça faisait un bail qu’il carburait à l’alcool, aux drogues et aux médicaments pour arriver à livrer chaque année, depuis 15 ans, six shows spectaculaires. Sans excuser les propos injurieux de Galliano, la célèbre journaliste de mode de l’
International Herald Tribune, Suzy Menkes, tentait dans une chronique d’expliquer la débâcle de Galliano. «La pression de la mode et de l’ère de l’instantané pousse à créer constamment de nouvelles choses, et a usé d’autres figures célèbres. Marc Jacobs, directeur artistique de Louis Vuitton, a fini en cure de désintoxication. Calvin Klein a admis avoir été toxicomane. Yves Saint Laurent a passé toute sa vie à lutter contre ses démons », écrivait-elle en mars dernier, rappelant par la même occasion l’onde de choc provoquée par le suicide du génial Alexander McQueen. Toujours en 2011, le couturier Christophe Decarnin, qui connaissait pourtant beaucoup de succès chez Balmain depuis 2006, quittait la griffe en catastrophe avant d’être hospitalisé pour des problèmes de santé mentale. «Tout s’accélère, et c’est vrai qu’il y a un risque d’épuisement pour les designers», confirme Barbara Atkin, de Holt Renfrew. La dernière victime de cette roue infernale? Stefano Pilati, qui a été remercié par la maison Yves Saint Laurent, en dépit du profit significatif que la marque a enregistré l’an dernier.

Alors comment satisfaire une clientèle toujours en quête de nouveautés sans y laisser sa peau? «Pour ma part, affirme Philippe Dubuc, je ne crée officiellement que deux collections chaque année. Mais je tente de garder quelques nouvelles pièces en réserve pour les sortir à différents moments. C’est un impératif financier. Le consommateur veut des exclusivités, et une fois la collection saisonnière révélée, je dois trouver des façons de l’attirer à nouveau dans les magasins.»

Vers une mode durable

Avec ce cycle ultrarapide de création et de consommation, on comprend que certaines maisons, à l’instar de Courrèges, choisissent de résister. C’est le cas du couturier Azzedine Alaïa qui a, lui aussi, déjà adopté son propre calendrier par le passé, motivé davantage par le désir de réellement innover que par la nécessité de produire toujours du neuf. Plusieurs autres labels pourraient leur emboîter le pas, s’il faut en croire les experts en prospective. Nathalie Rozborski, consultante mode de l’agence NellyRodi, considère que la consommation à outrance et ostentatoire est en déclin depuis quelques années: «On a vu à quels excès l’hyperconsommation et la starification des directeurs artistiques a pu mener. Maintenant, on évolue vers une attitude de consommation raisonnable: le consommateur recherche plus d’âme et de profondeur. Les marques, de leur côté, prennent conscience de ce "consomm’acteur" et sont davantage à l’écoute des vrais besoins de leur clientèle.»

Une conscience éthique est donc en train de prendre racine dans l’univers de la mode. Un exemple parmi les riches et célèbres: Livia Firth, l’épouse de l’acteur Colin Firth, réussit depuis 2010 à convaincre les plus grands noms de la mode (Armani, Chanel, Tom Ford, Stella McCartney, Yves Saint Laurent, Valentino) de créer pour elle des robes de gala 100 % écologiques et éthiques. Elle a même poussé l’audace jusqu’à porter une deuxième fois (oui, oui) la même tenue, chose habituellement honnie sur les tapis rouges par l’intelligentsia de la mode.

«Le développement durable sera un enjeu moral au 21e siècle, dit Barbara Atkin. L’industrie va devoir changer ses façons de faire.» À terme, elle croit que de nouveaux tissus polyvalents et portables en toute saison, ainsi que des fibres qui exigeront moins d’énergie pour l’entretien, jumelées à des politiques d’achat qui réduisent les excès de stocks, devraient nous mener dans la bonne direction.

Chez Courrèges, dont nous parlions plus tôt, les nouveaux propriétaires n’hésitent pas à parler de mode durable. «On peut avoir l’impression que ce sont des termes contradictoires, mais en gardant toujours en tête la sincérité, le naturel et la modernité qui caractérisent notre marque, et en misant sur des modèles dont la conception a été très réfléchie, nous faisons du vrai développement durable», estime Jacques Bungert, de chez Courrèges. Une philosophie qui s’étend d’ailleurs au-delà de la mode vestimentaire: un peu partout, que ce soit en cuisine, en déco ou en tourisme, le mouvement
slow a ses adeptes.

La mode se démode, le style, jamais, croyait Coco Chanel. Sans doute la grande dame ne prévoyait-elle pas à quel point l’avenir lui donnerait raison…

 

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