Faire du neuf avec du vieux: un choix éthique

Pour les designers des marques Cokluch, Rachel F. ou Harricana, se lancer dans la mode en utilisant des matériaux recyclés est, d’abord et avant tout, un choix éthique dicté par une conscience environnementale. La logique est simple: à l’ère de la surconsommation et de la surproduction, pourquoi ne pas exploiter ce qui existe déjà, mais qui ne sert plus?

Le duo de designers de la griffe Cokluch, Christine Guérin et Laurie Lemieux, qui travaillent principalement le cuir recyclé, soutient également que c’est d’autant plus inspirant de travailler avec une matière qui a vécu: «Le cuir est une matière qui vieillit bien, car le temps lui donne du caractère.» La créatrice Rachel F., qui travaille les cuirs et la fourrure, raconte que son attirance pour la fourrure – une matière qu’elle considère noble et naturelle – va de pair avec son respect de la condition animale. «Nous croyons fermement que c’est de témoigner aux animaux le plus grand respect que de veiller à ce que leur précieuse fourrure, qui dort aujourd’hui dans les placards de nos ancêtres, ne se retrouve aux ordures. D’ailleurs, il serait dommage de se priver de cette matière qui garde au chaud et respire comme nulle autre matière synthétique, quelle qu’elle soit.» Mariouche Gagné, d’Harricana, s’engage elle aussi dans cette voie écologique en soulignant au passage l’abondance de fourrures encore exploitables au Québec.
 

Photo: Rachel F.

Des trésors sommeillent dans nos placards

L’essentiel du cuir utilisé par les écodesigners provient de centres de tri et de dons de particuliers. Rachel F. s’approvisionne également chez différents fabricants de meubles à Montréal et à Toronto, auxquels elle achète du cuir vierge issu des surplus et des rebuts de production. Puis vient le temps d’opérer une rigoureuse sélection avant de ramener les plus belles pièces à l’atelier où l’on s’applique à en retirer les doublures, puis à retailler chacune des pièces afin d’en garder les morceaux intéressants.

Pour la fourrure, l’approvisionnement se fait aussi par l’entremise de fournisseurs qui parcourent le Québec à la recherche de vieux manteaux. Les créatrices choisissent ensuite parmi leurs trouvailles selon leurs besoins et leurs coups de cœur. Une autre source est l’achat ou le troc avec des particuliers qui se déplacent même jusqu’aux ateliers des créateurs pour leur proposer des pièces, dont ils ont hérité ou qui sommeillent dans leurs placards. En raison de l’abondance de pièces reçues par des particuliers, Mariouche Gagné s’est créé des catégories de qualité de fourrures, en tenant compte de la couleur, la nature du poil et de l’état général de la pièce.

Travailler avec du matériel recyclé: une entrave à la créativité?

«On ne peut pas tout faire avec un cuir recyclé», concèdent les stylistes de Cockluch. Pour la création d’un sac, par exemple, il est nécessaire que certaines parties soient plus solides et plus rigides afin qu’il soit plus durable. C’est la seule situation où les créatrices s’autorisent à utiliser des empiècements de cuir neuf. Mais encore faut-il que les différents cuirs se mélangent bien… «Parvenir à créer une pièce faite à 100 % de matières recyclées est très gratifiant mais difficile», rappelle Mariouche Gagné.

Le choix de couleurs à la portée des créateurs cause parfois des limites de création car elles travaillent avec ce qu’elles trouvent et dépendent entièrement des arrivages. Rachel F. avoue même que certaines de ses envies et de ses idées ne peuvent tout simplement pas se réaliser avec des matières recyclées. Mais en même temps, deux créations issues de la même pièce de fourrure ne seront pas nécessairement identiques, ce qui, à ses yeux, rend la collection plus riche, chaque pièce étant unique. «Chaque manteau de fourrure ou de cuir a son propre caractère, son propre vécu et c’est exactement cela que j’essaie d’exploiter dans ma créativité», déclare-t-elle.

Photo: Mariouche

Difficultés et imprévus: une réalité à accepter

Lorsqu’on demande aux écodesigners quel est le plus grand défi du recyclage des matières, les réponses fusent et sont variées! D’abord, le succès croissant d’une marque fait augmenter la demande… mais pas la matière première, dont les textures et les couleurs dépendent des arrivages des fournisseurs. «Les clients veulent souvent la même pièce qu’ils ont vue en photo sur le site, mais chaque pièce est unique, comme le cuir avec lequel nous travaillons. On ne retrouve pas deux fois le même cuir ou la même teinte», souligne Christine Guérin.

Autre difficulté majeure inhérente au travail des matières recyclées est le temps, et incidemment, la rentabilité. Choisir de créer avec des matières recyclées, c’est ajouter environ sept étapes de travail supplémentaires par rapport à l’élaboration d’une pièce issue de matériaux neufs. Il faut trouver la matière recyclée, la sélectionner, la nettoyer, enlever la doublure, la tailler, etc… Un travail très long qui doit demeurer artisanal pour mieux gérer le contrôle de la qualité. Or, tout ce processus qui implique temps et personnel est nécessaire, coûteux, mais n’est pas compensé par le prix de vente au détail. «Si nos prix s’alignaient sur nos coûts de production et la réalité du marché, la clientèle ne comprendrait pas. Difficile de rivaliser avec des manteaux de fourrure fabriqués en Chine à des prix dérisoires, lorsqu’on crée de façon entièrement artisanale une pièce unique et fabriquée au Québec!», rappelle la créatrice d’Harricana.

Un autre obstacle commun, et difficile à gérer, est que la qualité des pièces est aléatoire. Que ce soit les cuirs ou les fourrures, les pièces choisies ont parfois des «défauts» indétectables lors de la sélection et qui apparaissent seulement lors de la confection. «Malgré un choix rigoureux, certaines fourrures se révèlent parfois plus fragiles qu’on aurait cru et elles se déchirent une fois taillées ou pendant la confection… Même chose pour certains cuirs qui craquent ou se décolorent trop rapidement avec le temps. Tout ça peut être très crève-cœur!», conclut Rachel F.

Des aléas qui témoignent à la fois de toute la difficulté de créer dans le respect de l’environnement et tout le charme de travailler une matière naturelle qui a déjà vécu sa vie, avant de la poursuivre sous une autre forme, à une autre époque.

Photo: Cokluch

 

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