En 2016, Dior faisait sensation en annonçant l’arrivée de Maria Grazia Chiuri à la tête de sa direction artistique. L’an dernier, Givenchy lui emboîtait le pas et nommait Clare Waight Keller au poste de directrice de la création. «Que des femmes soient à la tête de deux maisons de couture aussi influentes est symboliquement important», nous a confié Valerie Steele, conservatrice du Musée de la mode du FIT (Fashion Institute of Technology), à New York.

Si la planète mode compte bon nombre de designers talentueuses et accomplies, notamment Miuccia Prada, il aura fallu attendre le XXIe siècle pour que des marques légendaires cèdent à une femme le pouvoir de créer des vêtements haut de gamme… pour les femmes.

Au-delà de l’ironie, pensent-elles le vêtement féminin et son rapport au corps différemment des hommes? «Ce n’est pas systématique, mais oui, affirme Mme Steele, même si le genre n’est qu’un des facteurs – comme l’âge, la nationalité, le style et la personnalité – qui entrent en ligne de compte.» Dans ce cas, fortes de l’impact mondial des marques qu’elles représentent, Miuccia, Maria et Clare pourraient changer le paysage de la mode féminine. «Ce qui me frappe, dit Mariette Julien, sociologue de la mode et du corps et professeure à l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM, c’est que ces trois designers ne dessinent pas pour une femme fantasmée, idéalisée. Et je trouve qu’elles apportent, chacune à sa façon, une nouvelle dimension à la féminité: plus humaine, plus ludique, moins sexualisée.» Comment cela se traduit-il? Regardons de plus près le parcours et le style de ces pionnières.

 

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  Photographe: Getty Images

MARIA GRAZIA CHIURI

Dire que la designer romaine était attendue au tournant avec sa première collection pour Dior est un euphémisme. Mais le succès a été immédiat, les sceptiques, confondus et le ton, ferme: «Dior doit participer à l’émancipation de la femme.» Ce sont les mots de Maria Grazia Chiuri. À 54 ans, la designer en a vu d’autres. Elle a commencé sa carrière chez Fendi et l’a poursuivie chez Valentino, dont elle est devenue la codirectrice artistique en 2008. Son arrivée chez Dior rompt avec 70 ans de traditions parfois secouées (les années déjantées de Galliano), mais toujours masculines. À l’origine, il y a Christian Dior, le père de la silhouette New Look, imaginée en 1947: marquée par une taille cintrée, des épaules arrondies et une jupe ample, elle confère aux vêtements le pouvoir d’accentuer les courbes féminines pour donner au corps la forme d’un sablier, morphologie encore idéalisée aujourd’hui par les canons de beauté dominants. Puis, dans les années 1960, Marc Bohan devient le directeur artistique de la maison. En évoquant les coupes nettes et courtes de ses vêtements, Maria Chiuri expliquait: «Ce n’est pas le designer qui a modifié la ligne, ce sont les femmes du présent, mais aussi du futur», ajoutait-elle dans une entrevue accordée à Vogue Paris, en novembre 2017.

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  Photographe: Imaxtree

Entre en scène le fameux t-shirt bardé d’un We should all be feminists
collection printemps-été 2017 –, qui a fait s’envoler les ventes tout en captant l’attention d’une nouvelle génération de clientes. Coup marketing ou conviction profonde? Les deux ne sont pas incompatibles, le féminisme est en vogue et le message, nécessaire, donc bingo! «Ça répond à une attente, à une quête d’authenticité, précise Mariette Julien. Le succès de ce t-shirt signifie qu’il y a un réel mouvement de société et que Maria Chiuri transpose parfaitement les valeurs humaines et sociales de notre époque dans ses collections.» Sur ce point, Valerie Steele est moins convaincue: «Mis à part ce t-shirt, j’ai beau trouver ses collections sublimes, je ne suis pas sûre qu’elles véhiculent un message féministe.» C’est peut-être parce que la transparence, les coupes ajustées et les corsets, éléments typiques d’une mode sexualisée qui «objectifie» le corps et l’érotise pour un regard masculin, défilent sans complexes entre deux marinières et un jean large. Cela rend-il Maria Chiuri moins féministe? Peu importe que la designer les intègre par goût, logique commerciale ou respect de l’ADN de Dior, elle parvient en tous cas à leur ajouter un zeste de fraîcheur. Pour cela, Mme Chiuri a une alliée de taille: sa fille Rachele, 20 ans, sorte de conseillère qui l’aide à prendre le pouls de la génération des milléniaux.

Entre héritage et air du temps, extravagance couture et prêt-à-porter pratique, la designer prend ses marques et inscrit sans barrières (et avec un bon sens des affaires) sa propre définition de la femme Dior. Pour l’instant, on adore.

 

 

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  Photographe: Getty Images

MIUCCIA PRADA

Miuccia Prada n’a plus besoin de présentations. La designer milanaise – détentrice d’un doctorat en sciences politiques – a empoigné les rênes de l’entreprise familiale en 1978 pour en faire un empire. Avec son mari, Patrizio Bertelli, elle a transformé Prada – une modeste marque italienne de sacs à main haut de gamme – en emblème international du prêt-à-porter de luxe! Sans oublier Miu Miu, la marque petite sœur lancée en 1993, personnification d’un style décalé, jeune et pointu à l’italienne. Si Miuccia est unanimement applaudie par l’industrie pour les collections quasi avant-gardistes qu’elle présente à chaque Fashion Week, on guette aussi son défilé pour établir les tendances et donner le ton de la saison.

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  Photographe: Imaxtree

Qu’on aime ou qu’on déteste son style signature, qui tord les schémas classiques du «bon goût» au point de s’être accolé le qualificatif inédit d’ugly chic («laid chic»), il demeure inspirant… les créations de Prada étant d’ailleurs parmi les plus copiées au monde. Être une femme influence-t-il son style? Peut-être moins que le fait d’être une fervente féministe. «Ma mode est anti-clichés (…) Je hais les coupes en biais et tout ce qu’on croit nécessaire pour magnifier la femme. Je suis contre, d’un point de vue personnel, humain, et parce que je trouve ça banal. Je veux être plus intelligente, plus difficile, plus intéressante, plus nouvelle», expliquait-elle sans détour dans une entrevue accordée au site Indepenent.co.uk, en octobre 2015.

Active militante pour les droits de la femme dans sa jeunesse, Miuccia Prada n’a jamais dissocié son esthétique de sa volonté d’offrir une mode complexe, qui brise les codes d’une féminité classique et sage, notamment en jouant avec les matières, les imprimés et les proportions. Des accessoires oversize, des coupes droites, des patchworks de tissus et de couleurs disparates ne sont que quelques-uns des mille et un détails qui font de Prada une marque unique, audacieuse et incontournable.

 

 

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  Photographe: Imaxtree

CLARE WAIGHT KELLER

Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact d’une perspective typiquement féminine sur la mode de Clare Waight Keller, intronisée chez Givenchy après 12 ans du règne de Riccardo Tisci (et d’Alexander McQueen et John Galliano avant lui). Mais, si on analyse sa première collection, présentée à la Fashion Week de Paris en septembre dernier, on constate d’emblée une rupture avec l’héritage de ses prédécesseurs. L’ancienne directrice artistique de Chloé a, en effet, apporté sa touche de légèreté et de simplicité à une maison marquée par des années de féminité sombre flirtant avec le punk. Pas facile de succéder au génie créatif de ces designers complexes! Pourtant, la créatrice anglaise de 47 ans avouait avant son défilé: «C’est une immense responsabilité, mais ici, je me sens plus à ma place qu’où que ce soit d’autre.»

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  Photographe: Imaxtree

Son arrivée donne à Givenchy une direction plus commerciale et un visage moins fantasmé. La designer a tenu à jeter un coup d’œil aux fondations même de l’esthétique de la maison de couture en passant par son fondateur. «Je voulais connaître le sentiment de monsieur de Givenchy (…). Le rencontrer, parler de lui, de ses points de départ, de ses goûts – couleurs, imprimés, etc.», confiait-elle à la journaliste Suzy Menkes, de Vogue US, le jour du défilé. Hubert de Givenchy est d’’ailleurs reconnu pour sa silhouette Sac. Là où Dior emprisonnait la taille, Givenchy la libère une décennie plus tard, en imaginant une robe très ample resserrée aux genoux, qui devient vite emblématique et ébranle au passage la perception classique de l’élégance vestimentaire féminine.

Pour autant, Clare a sa propre vision de la féminité, bien différente de celle qu’elle véhiculait chez Chloé: exit la jeune fille douce et éthérée, bonjour lignes graphiques nettes, denim brut et épaules accentuées! Plus portables au quotidien que les créations gothiques street de Riccardo Tisci, les morceaux faciles et décontractés imaginés par Clare interpellent la femme cool, moderne et nettement plus accessible que son pendant glam, trop occupé à courir les after-partys de célébrités.