«Ça sent moi, explique Béatrice, une lectrice, à propos du parfum qu’elle porte depuis plus de vingt ans. C’est celui avec lequel je me sens le mieux. Il symbolise pour moi une odeur de propre et de net. L’odeur d’une journée toute neuve qui commence.» Ce fort attachement n’est pas une coïncidence : peu de temps après l’avoir rencontrée, l’homme avec qui elle vit toujours aujourd’hui lui a offert son premier flacon. «Si je sors de chez moi sans en avoir mis quelques gouttes, j’ai l’impression d’être nue.» Pour ses collègues, cette fidélité est bien pratique. Grâce à son sillage, ils savent, rien qu’en prenant l’ascenseur, qu’elle est arrivée. La fragrance s’est tellement confondue avec sa personne qu’elle a quitté l’artifice pour devenir, en quelque sorte, une seconde nature.

Un rêve de parfumeur

Tous les nez cherchent à créer un idéal olfactif qui se mêlerait intimement à l’identité de celles et ceux qui le portent et à mettre au monde les classiques de demain, auxquels on revient toujours et auxquels on se réfère encore et encore. Mais comment expliquer que plusieurs centaines de nouveaux jus tentent chaque année leur chance? Paradoxalement, c’est bien parce qu’un parfum porte une intense charge affective qu’il faut parfois en changer. Jean-Claude Ellena, parfumeur maison chez Hermès, le reconnaît: «Quand un couple divorce, chacun a intérêt à changer de parfum. Un nouvel amour ne peut pas naître sur la réminiscence de l’ancien.» Un brin blagueur, il ajoute: «En créant une nouveauté, je provoque l’infidélité qui, finalement, peut rendre fidèle à ce nouvel opus.»

Les marques de mode et d’accessoires l’ont bien compris: elles sont enclines à multiplier les parfums comme elles multiplient les modèles de sacs ou de chaussures. Les plus connus imaginent des collections entières qui conviennent à toutes les facettes, toutes les envies, toutes les saisons: les Escales de Dior, la gamme Splash de Marc Jacobs, les Exclusifs de Chanel, la collection Hermessence d’Hermès et les Infusions de Prada n’en sont que quelques exemples. À l’opposé, les nouveaux venus, comme Bottega Veneta, Miu Miu et Marni, aspirent à se distinguer en lançant leur nouveau classique.

Serions-nous devenues plus volages qu’avant? Daniela Andrier, créatrice du premier parfum de la Maison Margiela, du jus éponyme de Miu Miu et d’Infusion d’Iris de Prada, le pense et s’en inquiète: «Autant de lancements correspondent à beaucoup de petites tentatives sympathiques, mais qui ne renversent personne. Lorsqu’on porte une eau légère qui ressemble à beaucoup d’autres, on en change facilement. Une odeur pas assez palpitante pour s’intégrer à un ADN olfactif personnel. Jamais conquise et toujours en quête de mieux, on butine vers une autre fragrance, on revient vers la précédente et on repart, inlassablement.»

Une dimension affective et olfactive

Cela dit, une vérité demeure: le parfum ne s’inscrit pas dans la même logique de consommation que le dernier It bag. «Mon sac, je peux le maltraiter, le bourrer à craquer, le lancer sur un fauteuil, raconte Laetitia, une lectrice. Et si un jour j’en ai marre, je le jette, ciao! J’ai un rapport plus passionnel avec mon parfum; impossible de m’en débarrasser comme ça!» On a toutes été bouleversées par un effluve perçu au hasard, sans pouvoir mettre le moindre mot sur l’émoi qui nous a sitôt projetées plusieurs décennies en arrière. Clara, une autre lectrice, ne peut ouvrir un tiroir qui sent l’ambre sans penser à sa mère. Juliette, son amie, s’est quant à elle surprise à humer les pages d’un livre laissé chez elle par un ancien amant. Daniela Andrier résume joliment cette conjugaison propre aux odeurs: «Le parfum est ce qui nous permet d’échapper au manque. Grâce à lui, les personnes chéries de notre enfance (ou d’épisodes passés de notre vie) ne s’évanouissent jamais complètement. À une époque éclatée, qui valorise le mouvement et le changement au point de donner le tournis, il affirme et renforce le lien affectif.» Et Clara ajoute: «J’identifie toutes les femmes rassurantes de ma famille à un parfum. Ma grand-mère portait Shalimar, de Guerlain, et ma mère, Vent vert, de Balmain. Un jour, le flacon de maman s’est renversé dans sa valise et a imbibé son papier à lettres. Tout son courrier, y compris celui qu’on recevait en colonie de vacances, en ravivait la substance.» Le parfum a le don de faire surgir le passé malgré soi, il réussit l’exploit de jouer sur plusieurs tableaux: d’objet de consommation luxueux, de prime abord, il est capable de s’inscrire aussi dans l’intimité et d’échapper à l’anecdote.

Une explication scientifique?

Dès la naissance, un nouveau-né reconnaît sa mère par l’odorat, tandis que sa vue s’accommode lentement à son nouvel environnement. On comprend pourquoi on est encore plus attachée à la fragrance de l’être aimé qu’à la sienne. Cependant, certains souhaitent s’affranchir de cette tyrannie des odeurs: «J’aime les parfums légers, revendique Pascale, une de nos lectrices. Surtout, je me refuse à porter le même matin et soir, hiver comme été. Sinon, je me sens prisonnière.» Mais elle avoue que cette instabilité olfactive la déroute chez les autres, surtout lorsqu’elle les aime. Pourrait-on être aussi déstabilisée par un sac à main? Poser la question, c’est peut-être y répondre…